Lies. Bribery. Betrayal. [Terminé - Intrigue III]

Ra’s Al Ghul était aussi fou que génial. Plus les semaines avancent, plus je m’enfonce dans les engrenages les plus secrets de la Ligue des Ombres et plus je m’en rends compte. Tous éléments dont la nécessité semble nébuleuse finissent, tôt ou tard, à se raccrocher à un élément d’un plan, à constituer le fil rouge d’un projet ambitieux ou à protéger ledit projet des intrus. En somme, rien n’est perdu, tout est utile.

Si je ne regrette pas mes récents choix, je n’en reste pas moins dubitative sur l’ampleur de la tâche à venir. Le doute s’immisce à nouveau, notamment vis-à-vis de Bruce. Est-ce qu’il sera capable d’assimiler, traiter et corriger autant de vices, de crimes, de folies et de saloperies ? Est-il véritablement revenu changé de sa retraite forcée par un groupuscule ? Est-ce qu’il va, encore, abandonner la Ligue et moi suite à un subit sursaut de conscience ?

Tant de questions et aucune réponse.

La Russie n’échappe pas à cette règle. La Ligue s’est infiltrée à bien des niveaux, allant de la petite frappe locale à des hommes et femmes hauts placés au sein du Kremlin. Cependant, l’emprise n’est pas assez forte et manque cruellement de stabilités. Il semble que la paranoïa du dirigeant ait largement contribué aux difficultés de nos agents présents. J’espère profiter des troubles géopolitiques récents pour prendre contrôle de ce colosse de glace et de ressources.

Depuis les premiers jours, je m’attelle à cette tâche gargantuesque. J’ai rencontré les membres clés de l’organisation et j’ai échangé et évalué les nouvelles recrues. Tous, sans distinction, n’ont qu’un nom à la bouche : « Ra’s Al Ghul ». Ils s’interrogent sur les rumeurs et ils s’inquiètent sérieusement vis-à-vis de leurs projets, statuts ou rôles. Ce flou mène au doute. Le doute nourrit la peur. Et la peur est la garantie de bêtises et d’échecs.

Ils ont besoin d’une figure forte et rassurante à la fois. Je m’y attelle. J’enterre mes propres interrogations et m’impose sur cette cellule avec autorité et assurance. Les ordres sont clairs et précis. Le plan se forme, se déclinant en plusieurs étapes.

L’étape une consiste à récupérer le maximum d’information sur les projets en cours, sur les contacts de la Ligue et sur les informations détenues au sein de notre propre base de données. Nous ne pouvons pas partir en guerre sans connaître ses ressources, ses atouts et ses ennemis.

L’étape deux consiste à consolider notre base et nous assurer de nouvelles alliances. Si nous avons bien quelques célèbres noms à notre service, ils ne sont pas suffisants pour accomplir les objectifs de la Ligue. Il faut plus de stabilité et plus de contrôle. L’affaire se corse à cette étape-ci et exige de multiples talents : séduction, chantage, pourboire, menace ….

Certains plient sans condition, d’autres sous conditions. Et puis, il y a ceux qui refusent toutes nos offres et qui ne tremblent pas face au danger. Dans le premier cas, je n’ai besoin de nulle aide. Dans le second cas, je ne refuse pas quelques conseils et coups de main. Jadis, je pouvais me tourner vers mon père et, à quelques rares occasions, vers ma sœur Nyssa. Aujourd’hui, les deux manquent à l’appel ou m’en veulent à mort.

Alors, je l’appelle. Lui, la nouvelle Tête de Démon. Lui, l’amant perdu. Lui, l’Héritier tant attendu – si je ne me suis pas trompée, bien évidemment. Loyal sujet de la Ligue, je m’empresse de préparer son arrivée.

Les principaux éléments de la Ligue, les nouvelles alliances ainsi que les plus réfractaires sont réunis sous un même toit, un lieu appartenant à la Ligue même, sous un prétexte quelconque – un bal, en l’occurrence. Il y a également d’autres personnalités, mais trop haut placées pour que je puisse les ranger dans une quelconque catégorie actuellement : je dois encore les étudier et décider.

La chambre du Démon est celle disposant de vitres par balles. Elle est également passée au peigne fin : nul détecteur, nul micro, nul engin de surveillance ou d’espionnage. Enfin, tout le service de cet étage n’est assuré que par les personnes de grande confiance, n’ayant jamais failli à la Ligue et n’ayant rien à se reprocher. Evidemment, les réservations pour les chambres de l’étage en question sont de même : aucun étranger, uniquement des assassins de la Ligue.

Je ne saurais pas dire s’il a remarqué toutes ces petites attentions. Je suis trop occupée à garder un œil à cette réception. Sa voix ne tarde pas à résonner et son parfum à m’embaumer.

- Dans une poudrière, mon bien aimé. Elle peut être nôtre. Ou s’embraser et se révolter contre nous. Tout dépendra de nous, mais surtout de toi, Démon.

Je profite de cette proximité pour déposer un baiser. Il est plus proche de ses lèvres que de l’oreille. Malgré moi, le contact me stimule, le souffle m’enivre.

- Ne faisons pas fi des règles de courtoisie, Bruce. Comment s’est passé le voyage ? As-tu pu te reposer ?

Je sirote ce verre, tranquillement, tout en gardant un œil autour. Malgré moi, je bande ces muscles et je mets mes sens en alerte. Il y a la Tête de Démon : ce n’est pas rien.

- Nos plus loyaux veulent te connaître : ils ont besoin de te craindre pour être efficace. Nos nouvelles alliances sont quelques peu rigides, un brin patriarcal : ils ne concluent qu’avec les hommes. Et puis, il y a ceux qui refusent mais qui sont un obstacle à notre objectif final, celui d’une société à la hauteur de nos idéaux, de nos rêves. Tous ces hommes et toutes ces femmes qui auront un rôle à jouer, volontairement ou involontairement, sont tous là.

D’un signe de la tête discret, je lui indique la direction d’un homme, en pleine discussion avec une jolie blonde.

- Et il y a lui. C’est l’un des scientifiques ayant opéré à Starcity. Il est à Moscou, vivant sans faire trop de vague. La coïncidence est particulière. Est-ce un jeu de piste post-mortem de mon père ? Si oui … alors la poudrière devient un piège.

Je me méfie tant du vivant que de la mort de Ra’s. Il a toujours su surprendre tout le monde, incluant ses propres filles.

Codage par Magma.

Héritière de techniques et de savoirs ancestraux, je sais reconnaître les âmes tâchées et déchues. Pour certaines personnes, voire villes, il me suffit de fermer les yeux et inhaler profondément pour percevoir ces effluves détestables. Saint Petersbourg est, malheureusement, atteinte de ce grand mal. La ville se meurt, étouffée dans sa propre corruption. Elle s’est répandue jusqu’aux fondements de cette société, se développant comme une moisissure tenace, nauséabonde et parasite.

- Je n’ai jamais aimé ces eaux-là, Bruce. Je préfère les eaux pures d’une civilisation saine.

Ra’s ne m’a pas appris à haïr le mal qui ronge chaque empire, chaque gouvernement et chaque humain. J’ai naturellement développé un véritable dégoût. Comment peut-on apprécier la vue de l’océan, lorsque le voisin crève de faim et de soif, bouffé par les rats et les poux ? Comment puis-je tout bonnement considérer des mégalopoles comme New York et autres comme des villes où tous les rêves peuvent se réaliser, alors que les démons sont à tous les niveaux ?

Je ne suis pas naïve au point de croire que la Ligue peut mettre fin à la gangrène. A cette étape-ci, père m’a enseigné la notion de révolution, de cycle et de purification. Nous ne pouvons pas sauver ces âmes errantes, mais nous pouvons les mener sur le chemin de la rédemption. Or, un tel pouvoir nécessite un contrôle total, à l’égal d’un divin, soit de la naissance à la mort. A travers les siècles, la Ligue des Ombres a déniché ces hommes et femmes forts, a nourri les idéaux et aidé à la croissance de ces empires. Et, lorsque richesse, ambition et opportunisme se mêlent et pourrissent ce monde pur, nous tranchons la tête – ou nous crevons à la racine.

Car nous en avons le pouvoir.

- Cette société qui me juge est celle de mon père. Il a imposé sa vision. Mais, tu as raison. Il est temps d’apporter la première révolution, mon bien-aimé. Cependant, j’ai besoin de ton aide et de tes conseils. Tu m’as privé de mon droit de vie et de mort. Comment puis-je menacer, quand la menace ne peut plus être mise en œuvre ? , minaudais-je, d’un ton faussement mielleux.

Lorsque Bruce pose son regard sur le scientifique, la lueur terrible qui brille au fond de ses prunelles m’interpelle et m’amuse. Sa véritable nature ne peut pas s’exprimer dans la gloire et la lumière, mais dans les ténèbres et la peur. Je ne saurais dire s’il est dommage, ou non, que cette dualité continue à l’habiter. D’une part, elle fait partie autant de sa force que de son charme. D’autre part, elle est une véritable bombe à retardement, offrant quelques sursauts de conscience.

- Il y a une salle de réunion au quatrième sous-sol. Elle n’est indiquée sur aucun plan. L’accès n’est connu que par les plus loyaux Frères et Sœurs. Mais moi, je connais une seconde entrée, secrète. Il suffit d’aller aux cuisines, prendre le monte-charge et insérer cette petite clé. Tu iras directement au bon étage et à cet unique couloir. Il y a une petite pièce qui précède la salle. Ton costume t’attend, mon bien-aimé.

Je fais mine de lui prendre la main, pour y glisser tranquillement la petite clé de service.

- Je peux mener, dès maintenant, ce scientifique et ceux qui méritent une punition jusqu’à leur ultimatum.

Il me suffit d’une approbation pour quitter l’ombre du Démon et aller à la rencontre de ce cher scientifique. Du moins, ainsi ai-je prévu. Un second coup d’œil vers notre cible m’indique que je n’ai pas le droit à un tel luxe. Je le sens nerveux, prêt à craquer. Il a dû reconnaître une ou deux têtes et commence à deviner le piège où il est tombé.

D’un signe de tête, je signale aux plus loyaux sujets de s’activer. Les murmures s’élèvent, les regards fuient, l’assistante ne tarde pas à maigrir. Je fais de même, prenant la route empruntée par le commun des mortels. Ce soir, la Tête de Démon va devoir se prouver tant aux autres qu’à moi.  

Codage par Magma.

- Toi et moi, ensemble, nous pouvons tout accomplir. Nous nous complétons, mon bien aimé. J’éveille le pire en toi, tu éveilles le meilleur en moi. Je peux commettre ce que tu n’oseras jamais, malgré tes nouveaux titres et tes nouvelles résolutions. La Ligue et moi pouvons te permettre d’aller au-delà de tous et de toutes et explorer des terres empruntées que par une poignée d’hommes.

Je plonge un regard aussi ardent que déterminé dans le sien.

- Nos fantômes du passé ne sont pas la raison pour laquelle j’ai accepté de te soutenir. Ce que nous avons été jadis, ces gens-là n’existent plus. Elle est morte dans le Puits. Il est mort avec son père. Aujourd’hui, c’est toi et moi. Et la Ligue. J’ai senti que les choses peuvent être différentes avec toi à mes côtés. Je continuerai à t’épauler tant que j’ai cette certitude.

Un idiot n’entendra que la menace la plus grossière : une loyauté sous condition. Aussitôt, il se moquera de mes paroles – et se retrouvera potentiellement sans tête. Au contraire, un homme intelligent comprendra bien vite les sous-entendus. Il n’est plus question de lui. Ce n’est pas Bruce Wayne que je suis, mais l’idée de l’homme qu’il peut devenir. Malheureusement, si mes chaînes se nomment Ra’s Al Ghul, Bruce Wayne, ou Oliver Queen, les siennes s’appellent Justice, Titans, Catwoman et peut-être quelques amis de la Justice League.

- La Fosse est toujours affamée, bien aimé. Toujours.

Sur ces derniers mots, je m’éclipse. Malgré moi, mes traits se sont assombris à la mention de ma sœur. Il semble que même la mort, ou la disparition, de notre cher père n’a pas eu raison de sa jalousie. Elle poursuit cette stupide compétition, cherchant encore et toujours l’approbation de son géniteur. A mes yeux, Nyssa a toujours manqué de vision. Qu’importe mon avis, son caractère ne changera pas. La confrontation sera inévitable. Et l’une de nous deux devra mourir. Cette froide vérité me chagrine et me fatigue à la fois.

J’alpague deux assassins feignant une discussion fort ennuyante. Le premier reçoit l’ordre de trainer le scientifique au sous-sol : la nouvelle Tête de Démon et moi-même l’exigeons. Le second a pour devoir d’aller inspecter et fouiller de fond en comble la chambre dudit scientifique. Les mouvements d’apparence anodins m’indiquent qu’ils ont bien entendu et qu’ils vont se mettre à l’œuvre dès ce pas. Sourire charmeuse aux lèvres, je retrouve l’homme avec lequel je discutais avant que Bruce ne nous interrompt.

- C’est maintenant. Donne le signal.

Aussitôt, il s’empare de son verre, le lève bien haut et hurle un mot russe avant d’avaler son verre. De nombreux invités, amusés, s’adonnent aux jeux. Les lumières se tamisent légèrement, rajouter davantage de zones d’ombres par-ci et par-là.

Je m’éclipse, sans demander mon du. Si je ne vois pas les Ombres, je devine leur présence. L’air vibre de leurs souffles lents, le sol tremble de leurs pas silencieux et les narines s’enivrent de leur parfum inodore. Ils sont quasiment invisibles. A moins d’être entraîné comme moi, ils sont difficilement détectable. Je suis satisfaite, ayant personnellement entraînée un bon nombre d’entre eux.

Nous entrons dans cette pièce. Malgré les fonds inépuisables de mon père – et des moyens à disposition par conséquent –, il n’a jamais été friand des nouvelles technologies ou des progrès techniques. Nanda Prabat ou encore ses principaux QG sont dans la plus pure des traditions : bougies pour l’éclairage, bois pour les supports, encens, tapis et épées pour les décorations … Des rappels discrets, mais puissants, des origines de la Ligue.

Les assassins ne tardent pas à psalmodier le nom de Ra’s Al Ghul. Qu’il est étrange qu’un ancien amant soit appelé du même nom ou alias que son propre père. Si j’avais un soupçon de scrupule ou de moralité, j’aurais pu trouver la situation gênante, voire inconfortable. Quoique, l’aurais-je véritablement été ? La Ligue est une entité immuable au temps. La Tête de Démon. La Fille de Démon. Ils ne sont que des idées : ils perdureront tout autant, qu’importe les visages, qu’importe les époques.

La surprise est grande au sein de l’assemblée. Si les Ombres n’expriment rien, les corps parlent en leur nom.

Les faibles et les fidèles ne tardent pas à se distinguer parmi cette masse. Les premiers glissent un regard interrogateur au voisin, ou tressaillent et reculent à la mention de la Fosse. Les seconds, majoritairement des vétérans, restent aussi droit que des piquets, poitrine bombée, dos bien droit, écoutant attentivement les propos de leur nouveau Maître.

Si je ne montre rien, je suis dubitative. Bruce invoque des horreurs nullement perpétrées depuis des siècles – du moins, officiellement. C’est une chose que de marquer des criminels de la marque du Batman, c’est tout autre que de les condamner au Taureau d’Airain. Sera-t-il capable de porter le poids de tous ces morts à venir, malgré tous leurs péchés, sur sa conscience ? Est-ce qu’il a un plan, vis-à-vis de ces condamnés ou vis-à-vis des assassins qui devront accepter ou refuser ces nouvelles méthodes ? A moins qu’il accepte un sacrifice total de sa personne. Mais pourra-t-il réellement payer un tel prix ?

Quelque chose se trame. Je ne saurais pas dire quoi.

- Je suis bien Aibnat Al Ghul. Et ma loyauté a toujours été pour la Ligue des Ombres et pour Ra’s Al Ghul.

Je me tourne vers la plus jeune recrue du groupe. Dans ma langue natale, je lui demande de m’amener mes outils. Le pauvre garçon a la lourde de tâches de les porter où que j’aille, de les entretenir et de les nettoyer. Il faut bien commencer par les tâches les plus ingrates, pour pleinement apprécier les enseignements futurs. Épées, dagues et autres armes blanches sont scrupuleusement disposées sur une table en bois. Je m’empare d’une dague très courte, extrêmement pointue, comme une grande aiguille.

- Garth Langstrom. Vous avez collaboré avec nous, mais vous n’êtes pas allés au bout du projet assigné.  

Un Pêcheur peut redevenir un Saint par le Feu Purificateur. La dague est plongée dans les flammes du cheminée. Les flammes dansent sur mon cors, échauffant dangereusement ma chair.

- Pourquoi avez-vous collaboré ?

L’homme ricane, de nervosité mais également d’orgueil. Il est trop certain d’un quelconque pouvoir qu’il pourrait avoir sur nous. Quelle bêtise ! L’assassinat reste notre outil. Et sa vie ne vaut rien.

- Pourquoi avez-vous arrêté ?

Les portes s’ouvrent, laissant passer une nouvelle ombre avec un paquet de dossiers. Là, la peur, la surprise et la panique peuvent se lire sur le visage de notre prisonnier. Mon disciple m’apprend qu’il y a également un ordinateur mais qu’il ne l’a pas ramené ici, par sécurité. J’acquiesce, sourire satisfait aux lèvres.

- Pourquoi mêler bêtes et humains, bêtes et bêtes et humains et humains ?

Il semble être coriace. Soit. Il faut donc passer à l’acte, avec lui. Malheureusement, il ne faut jamais aller trop vite lorsque l’on torture une personne. Si le choc est brutal, il peut perdre connaissance, voire la tête. En prime, nous perdons tout autant notre avantage de bourreau – n’ayant rien d’autres de « fort » à offrir. Si la force est insuffisante, son instinct de survie va prendre le dessus et l’adrénaline pourrait lui donner quelques éclairs de génie. La torture est à l’image de ce monde : un équilibre à respecter.

La dague chauffée à blanc, je la plante lentement – comme si on coupe du beurre – au niveau du foie. Il hurle.

- Savez-vous ce qu’est la Fosse, Monsieur Langstrom ? C’est notre Purgatoire, où l’homme et l’animal ne distinguent plus, où le pain est la chair, où le vin est le sang. Les parois sont lisses me les ne peuvent être franchies que sur les ossements et les cadavres d’autrui …. Regardez les tous, toutes ces ombres derrière moi. Regardez dans la prunelle de leurs yeux. Ils ont vu la Fosse. Ils connaissent la Fosse. L’un d’eux est de la Fosse.

La dague s’est retirée du foie, pour se poser à l’horizontal sous les doigts de pied, là où il y a bien des terminaisons nerveuses. Si j’apprécie la douce mélodie d’une âme corrompue qui se brise, la méthode ne me convient guère. Il y a tant de façon plus efficace pour faire parler des colosses ou des gringalets, allant d’engins compacts mais sacrément douloureux aux produits chimiques hallucinogènes ou fatales.

Celui dont j’ai fait mention se détache du groupe. Son regard injecté de sang intimide.  Il s’accroupit, il pose un doigt au trou béant au niveau du foie, arrache un morceau de chair brûlé et le met en bouche. Sans plus un mot, il se retire de quelque pas mais sans rejoindre pleinement les rangs.

Il attend. D’un regard complice, je le remercie. L’homme joue parfaitement son rôle, improvisant avec brio. Evidemment, j’ai menti : personne n’a jamais réussi à s’extraire de la Fosse. Ce n’est que du bluff, une puissante arme de torture.

- Parlez maintenant, obtenez notre Pardon. Ou hurlez avec la Fosse et autant que vos victimes.

Taureau D’Airain ou non, il ne restera rien de lui. La Ligue n’a jamais, ô grand jamais, laissé de cadavres derrière soi à moins que ce ne soit pour un message spécifique. Autrement, les corps disparaissent toujours : brûlés, bouillis, enterrés, désintégrés … ou mangés, apparemment.

Codage par Magma.

Le bluff a marché et l’homme chantonne comme une rossignol à l’oreille de Bruce. Malheureusement, cette satisfaction est de courte durée. Avant même que je ne puisse donner un quelconque ordre, il enchaîne aussitôt sur un point sensible mais important de son nouveau rôle : sa légitimité. S’il l’a obtenu en défiant son prédécesseur – et gagné –, il n’a pas eu droit à sa procession au sein de Nanda Prabat.

Il faut y remédier.

Jusqu’à récemment, nous n’avons eu qu’un seul et unique Ra’s Al Ghul. Les témoins de ses premières heures en tant que chef de la Ligue des Ombres ne sont plus que poussières. Pourtant, les vétérans ici présents et moi-même connaissons parfaitement le rituel pour couronner le nouvel élu. Que ce soit pour Bruce ou pour Oliver, mon père avait toujours préparé le cérémonial, persuadé que l’offre sera acceptée. A chaque occasion, ses plus loyaux assassins et moi-même ont eu à l’aider, suivant scrupuleusement ses ordres.

Bras droit de l’ancienne et de la nouvelle Tête de Démon, j’ai l’honneur de présider la cérémonie. Bien en amont de son arrivée sur le sol russe, je lui ai décrit chaque étape en détail. Par exemple, il ne doit pas se méfier si des assassins nous entourent avec différents objets.

D’un geste, j’invite Bruce à s’approcher du siège. Il ne peut pas s’asseoir immédiatement. Il doit patienter debout, jusqu’à recevoir tous les éléments de ce nouveau pouvoir. Ils représentent individuellement et collectivement la philosophie de la Ligue et ses forces.

Quelle est la mission de la Ligue des Ombres et comment l’accomplit-elle ? Elle désire purifier ce monde de la corruption et du vice, battant le fer par le fer et le feu par le feu.  L’assassinat, la corruption, les faux-semblants, les ruses et les ombres sont nos moyens.

- Ra’s Al Ghul, sois notre Guide parmi les Ténèbres.

Je lui tends une coupe en or massive, incrustée de mille joyaux. Lorsqu’il la prend entre les mains, je me saisis d’une lame, me taillade l’index et verse une goutte. Alors, je m’approche de son oreille et lui susurre un secret que nulle personne ne connaît. Ma détermination est grande : ma voix ne tremble pas, mon regard ne fuit pas lorsqu’il croise le sien. Je patiente quelques secondes, considère que cette confession l’a convaincu, puis m’écarte. Les autres assassins répliquent le geste, tantôt anxieux du jugement, tantôt certains et confiants de leur secret. Cette étape est, assurément, la plus longue, mais elle est nécessaire. D’une part, elle permet au Démon de déterminer la valeur de chacun et de s’y lier intimement. D’autre part, tous ces murmures seront ses armes futures pour des projets, pour le maintien de la Ligue et j’en passe.  

- Ra’s Al Ghul, sois le Purificateur de ce monde corrompu.

Une seconde coupe – en argent cette fois-ci – lui sera présentée, contenant une eau d’une source pure. Elle doit être versée dans la coupe sanglante et se mêler au liquide écarlate. Puis, ce curieux mélange doit être jeté au feu. Alors, je dois me saisir de ladite coupe et assurer à tous et à toutes qu’elle est propre, lavée de toutes traces impures.

- Ra’s Al Ghul, que Lazare te protège.

Finalement, un bol en bois fatigué par les années est apporté, contenant l’équivalent d’une petite gorgée d’un liquide verdâtre. Elle dégage une odeur de souffre et de pourriture. La symbolique de cette étape est la plus forte. Jadis, lorsque père a découvert le Puits de Lazare, il avait ce même bol. Il l’a gardé depuis.

Cependant, à cet instant-ci, ma volonté vacille, prise d’assaut par les souvenirs. Ma main tremble, ma mâchoire se crispe, mon regard s’enflamme, mon corps se tend, mes muscles bandent, ma respiration s’accélère … Les peurs oubliées et les rancunes passées reviennent au galop, frappant, brutalisent, mettant à mal mon âme.

Contrôle.
Contrôle.
Contrôle.

Codage par Magma.

L’acte de la nouvelle Tête de Démon surprend et prend à court toute l’assistance. Ceux que j’ai spécialement sélectionné pour me seconder dans ce rituel me glissent un regard interrogateur : ils ne savent pas comment réagir. Ceux qui ne sont que spectateurs restent interdits, fixant leur nouveau leader  d’un regard avide : ils veulent voir la coupe vide. Bruce me tend L’objet de leur convoitise. Tremblante, je la saisis et l’examine attentivement. Il n’y a nulle trace de sang. Il l’a véritablement fait.  

Loin de me calmer, ce constat excite davantage mes sens et mon imagination. Il n’est plus l’ennemi de la Ligue des Ombres. Il n’est plus le danger à éradiquer ou à maîtriser en tout temps, en toute heure. Il est Ra’s Al Ghul, pleinement acquis et lié à notre cause. Il ne peut plus faire marche arrière. Ses seuls échappatoires sont la mort, ou moi. Le secret partagé et la coupe maudite bue me confortent, enfin, et me permettent d’accorder davantage de crédit et de confiance à l’homme. Ou au Démon.

Pour une poignée de minutes, ou d’heures, une autre âme bat à l’unisson avec la mienne. Je ne suis plus seule. Il partage ma folie, s’excluant de facto de ma propre fureur.

Je le vois. Sa poitrine gonfle et se dégonfle plus lentement, comme soumis à une pression invisible intense. Le blanc de ses yeux se parcourt de veines rougeâtres et ses pupilles se rétrécissent. Je le sens. Son aura a changé, elle dégage un nouveau parfum de danger, celle de la furie incontrôlable. Je l’entends. Il prononce péniblement chaque mot, maîtrisant cette profonde rage à grand renfort de volonté et de détermination.

J’admire l’effort. Je n’ai pas été capable d’une telle prouesse, et je ne le serais jamais.

L’assemblée sursaute au premier pas. Elle plie le genou au second pas. Elle disparaît au premier ordre.

Sauf moi. Je reste. Il a besoin de moi. Je suis la seule à même de le comprendre et de le soutenir dans cette épreuve. Je l’ai expérimenté, j’ai survécu et j’ai perdu une part de moi-même. Qui que Talia Al Ghul était avant que Green Arrow ne lui plante trois flèches, elle n’est plus. Elle est morte, noyée dans les eaux verdâtres et puantes du Puits de Lazare. A sa place, je suis née, ayant soif de sang, de violence et de feu.

Une gorgée n’exige pas de sacrifices importants, si ce n’est sa raison pour un temps. Lorsque Bruce m’avoue ses nouveaux démons, je ne le juge pas, je ne m’inquiète pas et je n’exprime nulle pitié.

- J’ai un remède, mon bien-aimé. Rejoins-moi dans la danse des démons. Allons au sommet, sur le toit, où tu es maître, où un Démon a toujours sa place.

Je lui prends doucement la main et le traîne à ma suite.

- A Nanda Prabat, la Tête de Démon exigeait son dû, se révéler, épouvanter …. A sa guise. Mais Nanda Prabat n’existe plus.

Nous nous dirigeons vers ce fameux monte-charge, empruntant ce chemin réservé uniquement à Ra’s Al Ghul. Et moi.  

- Ce soir, je t’offre Saint Petersbourg. Ce soir, dansons toute la nuit entre les ruelles de cette ville. Avec nos Ombres. Ce soir, ravivons les feux d’une belle révolution. Ensemble.

Les portes s’ouvrent. Il me suffit de m’y engouffrer, d’y glisser la clé et d’appuyer sur le bouton menant au toit. La clé ne donne pas uniquement accès à un étage secret : elle empêche également de s’arrêter à un étage quelconque.

Pourtant, je ne le fais pas immédiatement. Je le toise d’un regard tout aussi flamboyant. Je mêle mon souffle saccadé au sien, percevant davantage les effluves lancinantes des eaux du Puits. Les souvenirs sont plus vifs, l’impatience que plus grande, la folie prenant le pas sur la raison. Je frôle sa joue du dos de la main, percevant chaque muscle et chaque nerf. Ce soir, à cette chasse nocturne, je le veux à mes côtés. Qu’en est-il de lui ?

Codage par Magma.

La fièvre s’est emparée de nous. L’appel du sang se dispute à l’appel de la chair. Nos lèvres se cherchent, nos regards se parlent, nos souffles mêlés nous enivrent. Le premier appel finit par se faire plus fort, nous entraînant sur la piste d’une proie. Est-ce que l’affaire aurait été autre si le Démon ne portait pas de gants ? Si c’était sa main qui s’était baladée sur mon abdomen et sur mes épaules, est-ce que la balance aurait penché en la faveur du second appel ? Je ne saurais pas le dire. Je peux supposer que oui, ayant encore un souvenir vif de notre première nuit. Je peux tout autant soutenir le contraire, connaissant parfaitement le prix à payer au Puits de Lazare.

J’ai à peine eu le temps de me saisir d’un petit paquet et de mes lames avant de m’engouffrer entre la pièce et le mont charge. Là, en quelques secondes, je m’équipe consciencieusement. Un justaucorps et veste thermique par-dessus cette tenue cocktail très légère – trop même –, des bottes solides à la place de mes petits talons et mes lames au lieu de mes bijoux et de mes accessoires. Lorsque les portes s’ouvrent et que le vent froid s’y engouffre, je suis prête. Nous ne perdons pas de temps : il court, je cours. Il saute, je saute.

C’est un véritable saut de la Foi. Je n’ai aucune crainte d’être seule face à la Faucheuse.  La Tête de Démon ne m’abandonnera pas si aisément et si vulgairement, dorénavant. Il est lié à la Ligue des Ombres par le secret, par le sang, par la folie. Il ne peut plus partir sans moi. Nous sommes liés. Et j’ai raison. Je ne vole plus librement : la Chauve-Souris s’est emparée de moi et me traîne dans cette nuit noire et glaciale. Qu’importe le froid, cette fièvre ne me quitte pas. Nous étions prêts à danser avec la Mort.

Le seul remède est le sang.

Nous arrivons sur un toit. Je me réceptionne sans grosses difficultés. Cependant, je n’ai pas bu de l’eau du Puits de Lazare : mes réflexes restent humaines. Le temps que je me relève, Bruce analyse déjà les lieux. Un sourire carnassier se dessine sur mes lèvres. Ô douce euphorie qui s’est emparée de lui, corps et âme. La chute ne va être que plus cruelle. Mais je serais là, jusqu’au bout. Je m’approche, je fixe les lieux. Un tremblement s’empare de moi, encore. Ce n’est pas la peur, mais la contradiction. Une part de moi veut y plonger et planter ses lames dans cette chair tendre. L’autre part exige la mesure, la planification, le souci du détail.

Mon corps se tord de douleurs. Encore. Je dissimule au mieux, mais les muscles trahissent cette tension. Les ordres sont donnés : neutraliser l’opposition, épargner le vieil homme et les civils. Mon âme appelle à la révolte. La mort ne doit être qu’un dernier recours, encore. Le prix de Lazare pourrait ne pas être payé. Cruelle erreur ! Ne comprend-il donc pas que cette obsession persistera, toujours, jusqu’à ce qu’elle soit accomplie et remplie ? Est-il autant pétri d’orgueil et d’assurance, vis-à-vis de ses idéaux et de sa détermination ? Aujourd’hui, il ignore. Demain, il paiera avec les intérêts.

- Je te remercie, mon bien-aimé.

Mots emportés par le vent, dans le sillon d’un Chevalier Noir volant. Il ne faut pas perdre de temps. Il faut assurer ses arrières. J’use du fil tiré pour me porter jusqu’à la devanture et asséner mes premiers coups. Les civils forment un troupeau compact, à l’exception de quelques exceptions, et courant vers une même sortie. Du coin de l’œil, je vois des hommes équipés de fusils d’assaut et portant les insignes de la compagnie des Fils du Tsar. Instinctivement, je sais quel est mon rôle. Leurs regards vrillés sur la Tête de Démon, ils ne me voient pas arriver.

Quelques pétards bruyants et lumineux suffisent pour les surprendre, les désorienter quelques secondes. J’en profite pour virevolter parmi eux, tranchant les nerfs et les muscles des uns, amputant d’autres. Il n’est pas question de couper des os – c’est impossible avec une telle lame – mais plutôt de s’attaquer aux articulations, là où les liaisons sont si importantes mais, également, si fragiles. Cris, larmes, rages se mêlent, sonnant comme une belle symphonie à mes oreilles.

Vont-ils vivre ? Vont-ils mourir ? Tout dépendra de leur résistance, et du temps d’intervention des secours dans cette ville-ci.

Évidemment, les coups ne sont pas donnés sans qu’ils ne soient rendus.Si la veste permet d’être au chaud, elle n’est pas assez épaisse pour me servir de solide armure. En effet, j’ai fait le parie de la flexibilité et de l’agilité au détriment de la sûreté. Certes, je suis rapide, mais je suis aussi plus vulnérable aux coups les plus violents. Je ne cherche pas à savoir comment se porte Bruce. Je n’ai pas le droit de diviser mon attention sur de multiples fronts. Je dois régler chaque problème les uns après les autres.

C’es nécessaire. Pourtant, à quelques occasions, je vrille et cède à la tentation. Je regrette l’acte aussitôt car l’ennemi en profite. Les poings pénètrent ma garde et frappent mes côtes ou mon visage comme un fichu sac de frappe. Une bouteille de vodka s’est brisée sur mon dos. J’alterne entre rires hystériques et grognement de douleurs.  Une balle entame sérieusement l’avant-bras avant de s’écraser contre un mur, une seconde a failli m’ouvrir la jugulaire.

Finalement, j’arrive au bout de mes propres opposants.

Haletante, je m’avance jusqu’aux hommes encore debout. La lame rouge de sang d’un bout à l’autre traîne volontairement sur le sol, émettant un bruit strident et désagréable. Quelques étincelles naissent du mariage violent entre pierre et acier.  

Le nouvel ordre est donné. Je ne sais pas si je dois m’offusquer ou en être ravie. La Ligue tue. Elle éradique. Elle détruit. Or, voilà un second homme à juger, une seconde victime à condamner à la Fosse ou à la torture – ou aux deux châtiments.

Je m’exécute, pourtant.

- Les Enfants sont le futur de toutes civilisations. En les condamnant, tu condamnes l’avenir. Il faut un châtiment à la hauteur du crime. Il faut que ton péché soit marqué sur ta face, qu’il éloigne toutes ces âmes innocentes et encore pures de ton âme viciée et corrompue.

Je lui susurre, prenant garde de ne pas trop interrompre l’échange entre Bruce et Piotr.

Je claque des doigts. Trois hommes de la Ligue entrent. Ils avaient eu l’instruction de se préparer convenablement et de se poster hors du bâtiment à la fin de la cérémonie d’intronisation de la Tête de Démon. Ils devaient être prêts à suivre leur leader si, par hasard, il quittait le bâtiment. Évidemment, là où nous avons usé de la voie des airs, ils ont du faire appel à leur débrouillardise, au réseau et aux voitures. Ils sont arrivés plus tard, mais malgré tout à l’heure.

- Tenez-le.

Je me dirige vers Bruce, maintiens une distance respectueuse, baisse légèrement la tête et mets la main sur le cœur. Qu’importe les liens qui nous unissent, aux yeux du monde entier, il est le chef, je suis le bras droit.  La forme est tout autant important que le fond dans ce genre d’organisation.

- Ra’s Al Ghul. Il doit être marqué, par votre sceau. Sur le visage. Je souhaite m’en charger.

Je n’en dis pas plus, attendant qu’il me donne son symbole incandescent. S’il refuse, alors j’userai de mes propres moyens.

Un œil en moins.
Une huile bouillante jetée sur lui.

Les options ne manquent pas dans un restaurant.

Codage par Magma.

Il veut que j’appose ma propre marque. Je m’interroge. Quelle est mon symbole ?

Depuis ma plus tendre enfance, je n’ai été que l’instrument de la Ligue des Ombres et, surtout, de la Tête de Démon. J’ai été sa messagère de la mort, sa lame assassine, son bras droit loyal, son ombre menaçante. J’apposais sa signature, je répétais ses paroles, j’accomplissais ses volontés. Bruce est différent. Il me pousse dans mes retranchements. Il m’offre ce que j’ai toujours désiré, mais qui m’a été refusé à cause de mon sexe : un nom propre. Subitement, le nom de Fille de Démon me gêne. Je ne veux plus l’être. C’est un rappel constant d’une soumission passée, presque humiliante.

Qu’est-ce que je veux être ?

Cependant, est-ce que les Démons sont véritablement différents ? Est-ce que je ne me leurre pas ? Père ou amant, ils agissent d’une même façon : ils donnent, tout en prenant. Le premier m’a offert une liberté quasi totale pour arriver à mes fins. Le second me fait don de l’individualité et du pouvoir, conditionnés à une forme de moral.

- Nous devons essayer plusieurs signatures jusqu’à trouver la sienne, susurrais-je à mon prisonnier de fortune. Faites en sorte qu’on ne l’entend pas trop. Ra’s Al Ghul parle. Il ne doit pas être interrompu.

L’un des hommes trouve deux serviettes et les enfonce dans la bouche du prisonnier. Je pose ma longue épée sur la table, tire une dague de l’arrière du dos et pose la pointe de la lame sur son oeil. Je l’enfonce avec précision :  assez profondément pour détruire définitivement l’organe, tout en épargnant la vie de l’homme retenu par mes ombres. Pour finir, je trace une profonde cicatrice sur l’autre partie du visage mais en épargnant le second œil intact. Durant toute l’opération, le chef déchu s’étouffe avec les serviettes. Ses efforts pour être entendu sont bien vains.

Le mécontentement d’une nouvelle victime épargnée disparaît bien vite, lorsque les gyrophares nous éclairent de leurs couleurs criardes. L’adrénaline monte, mes sens s’éveillent, un frisson parcourt mon échine … l’excitation revient. La fièvre me regagne. La folie redevient ma compagne. Je ne m’interroge pas sur l’assurance du Chevalier Noir, vis-à-vis de l’attitude des russes. Il a ses secrets, j’ai les miens. Nous avons à composer avec, à tirer le meilleur de l’autre et surtout à accepter certains mystères sans questionner. Nul partenariat ne peut fonctionner sans un soupçon de foi mutuelle. Et cette dernière nécessite un peu de crédulité et d’aveuglement.

Je range mes outils aussitôt. Il est hors de question que je les abandonne derrière moi.

Cette certitude n’est pas ébranlée lorsque notre prisonnier nous échappe, blessé – ou tué – par des balles perdues. Nous avions perdu la garantie. Batman ne traîne pas et m’entraîne déjà vers une corniche. Plus rapide, plus fort et plus résistant grâce à l’eau du Puits de Lazare, le poids de son costume joue en ma faveur. Il la force à ralentir légèrement le pas, me permettant la prouesse de le suivre sans être un boulet à ses pieds.

Souffle coupée par une chute dans le vide, je constate notre vitesse affolante. Nous sommes trop lourds pour les ailes. Regard et cerveau se synchronisent rapidement, cherchant une solution avant l’impact imminent et fatal. L’ancienne Talia n’aurait jamais fini dans une telle situation. Elle aurait anticipé les actions de son bien aimé et aurait pris les mesures nécessaires bien en amont. Il n’aurait pas grogné de douleur ou de colère, mais de satisfaction. La frustration se dispute à la joie d’une aventure extatique, la rage côtoie l’amusement d’une danse sanglante avec le Démon.

Je m’empare d’une aile et la plie brusquement. Nous virevoltons jusqu’à une fenêtre du second étage du bâtiment d’en face. Nous nous écrasons au milieu d’éclats de verre et de cris de panique des habitants paniqués. Est-ce que l’hélicoptère osera tirer dans les habitations civiles ? Aucune idée. Est-ce que je me suis tordue une articulation ? Possiblement. Je n’attends pas pour vérifier l’un ou l’autre. Je cours tout droit vers la sortie, tirant un flingue du dos et visant la poignée de porte de l’habitation d’en face. Le verrou pulvérisé, je m’enfonce dans ce second appartement et identifie immédiatement une fenêtre. Je l’éclate comme le verrou d’avant, prends suffisamment d’élan et m’élance vers la cage d’escalier de secours du bâtiment d’en face. Je manque de tomber, à cause d’un poignet douloureuse. Je fulmine, je me rattrape et je passe par-dessus la balustrade.

Descendre et ramper dans les ténèbres.
Monter et voler avec la nuit.  

- Je ne suis pas faite pour voler. Retrouvons-nous là où est notre prochaine cible. La danse n’est pas terminée, n’est-ce pas ?

Je profite de cet accalmie pour lui voler un baiser. Rapide, brève mais brûlante, je ne lui laisse pas l’opportunité de me repousser. L’impulsion est là. Le sang pulse, l’envie est pressante, l’euphorie est totale.

Codage par Magma.

- Oui, c’est la dernière fois, mon bien aimé. Car c’est la seule et unique nuit où tu goûteras aux eaux du Puits, où nous aurons une même vision du monde, où ton cœur battra à l’unisson avec le mien.

Mon ton n’est ni moqueur, ni cruel. Au contraire ! L’apathie, la mélancolie et la solitude se font entendre, émotions nichées dans l’œil du cyclone. Elles profitent de l’accalmie entre deux batailles pour se révéler au milieu de cette tornade d’émotions vives, démentes et incontrôlables et apporter un semblant de calme. J’en ai bien besoin. Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va me sortir de la poitrine et ma respiration est légèrement irrégulière. Je n’aime pas cet état, car il peut mener à de grossières erreurs. Ce sentiment de puissance n’est qu’une illusion. La raison m’incite à davantage de prudence, là où la folie me pousse à être plus audacieuse.  Or Raison et folie ne vont jamais de pairs. Le combat est âpre, jouant sur mes humeurs, influençant mes décisions et actions. C’est à cet instant que je suis la plus vulnérable, m’inclinant face à ces émotions, les laissant décider pour moi. A nouveau, j’en viens à m’interroger. Qui sommes-nous réellement ? Sommes-nous véritablement maîtres de notre destin, ou sommes-nous les jouets articulés et sophistiqués suivant une histoire pré-déterminée dès notre naissance, voire bien avant ? Est-ce que ces questions ne sont que des simagrées pour camoufler ma faiblesse d’esprit ?

Car je le suis en comparaison du Chevalier Noir. Ce soir, il a été forcé de boire l’eau du Puits pour obtenir la légitimité aux yeux de la Ligue. A chaque instant, il en combat la soif, l’appel et le tribut. A chaque seconde, inconsciemment, il se jure de ne plus y toucher – même si la Mort lui prend la main. Il ne goûtera plus jamais à ces eaux maudites. Je ne peux que le comprendre et partager son avis. Moi-même, je ne peux plus y plonger, ou même avaler la moindre goutte. L’effluve a suffit à me mettre hors de moi et à me lancer dans cette cavalcade spontanément. Une nouvelle immersion dans le Puits m’en coûtera définitivement la raison. Si j’ai à choisir entre mourir en étant maîtresse de mes capacités ou vivre en étant esclave d’émotions perverties par les eaux du Puits, la mort me semble bien plus clémente comme destin.

Je sens un regard invisible mais lourd sur moi. Je devine que c’est celui du Chevalier Noir. Je ne cherche pas à lire ses pensées au fond de ses prunelles meurtries par les tragédies. C’est peine perdue.  Son masque est un pur bijou technologique, couvrant également ses iris. Il peut tout voir, là où nous sommes aveugles. Il est le prédateur, nous sommes des proies.

Je ne le retiens pas davantage. Je tais mon étonnement de l’inquiétude de Bruce vis-à-vis de nos hommes capturés, et réserve mes félicitations pour une telle initiative à plus tard. Ra’s Al Ghul père ne se serait jamais donné la peine d’aller secourir des hommes aux mains de l’ennemi ou des forces de l’ordre. Sa philosophie de la guerre ou des combats se résumait à vivre ou à mourir. Perdre et être encore en vie n’a jamais été une option. Il a étendu cette façon de penser à de nombreux disciples, tantôt lors d’apprentissage, tantôt lors de cérémonies post-mortem données uniquement en l’honneur d’hommes tombés en combat ou s’étant suicidé en cellule avant l’interrogatoire. Jadis, j’ai tenté de le raisonner, soulignant la difficulté de trouver de bons éléments et le temps investi dans leur formation. Il a toujours été sourd à mes arguments, me laissant bien amère et furax !

Enfin seule, j’en profite pour prendre en main ma propre logistique. Certes, voler dans le ciel ou sauter de toit en toit ont bien des avantages, mais je suis la Fille du Démon, avant tout. Mon père m’a appris à trancher dans le vif, à tirer en plein mille, à planifier en amont et, surtout, à diriger des hommes. Il n’a jamais été question d’être une âme solitaire en plein cœur des ténèbres ou de me frayer un quelconque chemin toute seule. La collaboration est une notion essentielle au sein de la Ligue.

Je coupe temporairement ma communication avec Bruce, le temps de passer un ou deux coups de fils. Les instructions données, je m’empare d’un petit boîtier très fin à l’arrière de ma poche, en sors deux petites lentilles de contact et les mets. Je les active et flèches et instructions peuvent être visibles. Je souris. Sans tarder, je me dirige tout droit vers une moto dont le moteur tourne encore. Qu’importe les années ou les dangers, il y a toujours des idiots qui aiment jouer leurs voyeurs ou spectateurs crétins ! Je fonce. Les cris et les pleurs du propriétaire s’évanouissent bien vite, l’air glacial m’enveloppe, le moteur vrombit splendidement. Les sirènes ne tarderont pas à se faire entendre. Il se peut même que l’hélicoptère me retrouve et me cible.

Je n’ai pas peur, malgré tout.

La voix de Bruce raisonne. A nouveau, je coupe quelques secondes la communication pour transmettre de nouveaux ordres à quelques personnes. Je ne sais pas si les personnes contactées arriveront à temps mais il vaut mieux tenter que pas du tout. Au moins, je m’octroie une chance d’avoir du renfort, au cas où le sauvetage est un échec total ou que les hommes sont trop blessés pour bouger convenablement.

Le bâtiment de l’Opéra se dessine au loin et les clameurs d’une foule en colère et malmenée se font entendre de plus en plus clairement. J’ai à peine le temps de voir une forme sombre se glisser dans un véhicule, que deux types en sortent et volent quasiment. J’évite l’un in extremis, tout en m’assurant que je ne ferais pas un accident stupide, comme buter sur un trottoir un peu haut à très, très grande vitesse. Je ralentis pour me mettre un peu au-devant du du fourgon transportant mes hommes, inspire profondément et m’active.

Je n’ai qu’une fenêtre de deux secondes, peut-être trois si je maintiens convenablement mon équilibre et ma vitesse.

Je détache une main, la glisse jusqu’à mon dos pour me saisir d’un flingue. Je l’oriente vers l’un des pneus. Lorsque je suis satisfaite, j’enlève la seconde main, la plaque à la manche de l’arme et tire sans attendre, sans hésiter, sans réajuster l’angle. Je n’ai pas le temps : le véhicule à deux roues tangue dangereusement. Je remets les deux mains sur le guidon, le rétablis et l’engage un peu au-devant d’un véhicule qui tire vers un côté.

Selon les films d’action, j’aurais dû assurément sauter de ma petite moto au sommet du fourgon. Puis, j’aurais eu à mettre KO le conducteur et son passant à coup de lames ou de balles. Ce qu’Hollywood ne sait pas, ou ne montre pas, c’est qu’une telle cascade est très difficile et au résultat extrêmement aléatoire. Il y a trop d’aléas : réussir à atterrir sur le toit sans anicroche, espérer que le véhicule n’est pas blindé, maintenir son équilibre et sa posture au sommet d’un véhicule en mouvement et avec un vent fort dû à la vitesse et, surtout, savoir sauter sans casse dudit véhicule en marche lorsqu’on le privera de son conducteur…

Je préfère la méthode douce : crever les pneus et forcer à l’arrêt, ou au moins à un ralentissement drastique.

Je réitère cette méthode-ci avec l’autre pneu avant. Est-ce qu’on me tire dessus ? Évidemment ! Le passager tente des tirs, mais ils sont trop approximatifs. C’est facile de tirer sur une cible immobile tout en étant immobile. C’est bien plus ardu de viser juste lorsque ladite cible et son propre corps sont en mouvement constant.

Le fourgon s’arrête malgré lui. La foule énervée voit au logo qu’un exutoire. On cogne aux portes, on tente de briser les fenêtres … A cette vision, malgré moi, mon cœur s’enflamme.

Les bourgeons d’une révolution.

Codage par Magma.

La foule est en colère mais désorganisée et mal préparée. Il faut davantage que des poings, des pancartes et l’effet de masse pour entamer ces fourgons blindés ou, à minima, extrêmement robustes et résistants. Malgré tout, la vision est belle. Elle gonfle le cœur d’espoir et nourrit l’ambition de feu et de détermination.

Le Chevalier Noir partage cette même joie. Je le devine à son sourire et à sa posture. Je suis rassurée. Je ne suis pas aveugle. J’ai vu les manifestants fauchés dans cette cavalcade. Je ne suis pas spécialement affectée. Au contraire, je nous félicite. Il n’y a pas eu tant de dommages collatéraux, malgré ma furie, malgré la soif de Bruce.

Le peuple a son leader. Il apporte une solution explosive à l’énigme du fourgon, il frappe de ses poings et de sa rage les figures d’autorité d’un régime sourd à leur revendication, il prend coups et balles au nom de ces innocents consciemment, ou inconsciemment, et il livre ces mêmes symboles à leurs pieds. Au lendemain, les puissants vont haïr ce masque noir, la populace va l’adorer.

Autant j’aurais aimé être spectatrice de la naissance d’une nouvelle légende, autant les circonstances ne s’y prêtent pas. J’entends les hélices d’un hélicoptère et les sirènes criardes de renfort s’approcher de notre position. Je quitte ma moto de fortune, attrape les clefs lancées par le Démon et m’empresse de libérer mes hommes. Hébétés, ils sont surpris de me voir. J’hurle des ordres dans notre langue, les extirpant de leur torpeur passagère. Ils s’activent presqu’aussitôt.

- Mêlez-vous à la foule et retournez au QG.

J’ordonne aux ombres.

- Suis-moi. Maintenant.

Cette fois, je m’adresse à la tête de Démon. Je nous fraie un chemin entre une foule éparse et effrayée jusqu’à un appartement en bon état, mais qui a connu des jours meilleurs. Le verrou est obsolète depuis de longues années. A nouveau, je profite de la proximité des bâtiments aux rues sinueuses pour m’y glisser. A chaque étape, j’impose silencieusement à Bruce de ne pas prendre la moindre initiative. Enfin, nous débouchons à une ruelle possiblement calme. Là, en bordure du trottoir, nous pouvons voir une bouche dégoûts fumantes. Je fais signe à mon partenaire de m’aider à soulever, malgré toutes nos douleurs et courbatures.

- Nous ne traverserons pas toute la ville par là. Nous allons rejoindre une planque où la Ligue garde toujours des véhicules, armes, munitions et tenues selon les besoins. De là, nous déciderons comment revenir à l’hôtel sans éveiller les soupçons. Un médecin nous attendra, prêt à nous remettre sur pied.

La fièvre n’est pas pleinement retombée, mais elle est prise d’assaut par la tension et la méfiance.

S’il y a peu de chance de faire de mauvaises rencontres dans les sous-sols d’une capitale, un tel risque n’est pas à ignorer pour autant. Le mal prend toujours source dans les lieux sordides, sombres et ragoûtants, où l’Homme rejette souvent tous ses déchets indésirables. Ici, expériences secrètes, monstres honteux, dépravés cachés et cadavres indésirables se mêlent aux défections et saletés humaines. Si c’est une vérité à Gotham City, Starcity et Metropolis, je ne saurais pas dire pour Saint Petersbourg. Je vais assumer que oui.

Enfin, il n’y a pas que les dangers cachés qu’il faut craindre mais la troupe de force de l’ordre à nos trousses. Il suffit d’un témoin parmi eux ou parmi leurs fidèles pour qu’ils ne déboulent dans les égoûts à leur tour et nous poursuivent. Mieux armés, davantage frais et espace restreint avec peu d’issus, ils pourraient avoir une chance contre nous. Si mon oreille se tend dès qu’un grondement se fait entendre au-dessus, mon pas reste dans le rythme : rapide, léger et silencieux.

Les zones piétonnes – si on peut l’appeler ainsi – sont trop étroites pour qu’on puisse s’y balader côte à côte. Je prends donc les devants, guidant une Tête de Démon à la mâchoire sanguinolente. Je n’ai absolument rien à lui proposer pour calmer sa douleur ou limiter ses saignements. Je ne parle pas non plus. Il y’a peu de chance que quiconque nous entend mais je ne veux pas polluer cet environnement d’un point de vue sonore et manquer un quelconque signe de danger.

Après une bonne vingtaine de minutes, je nous amène face à une petite échelle.

Cette fois-ci, la bouche d’égoût s’ouvre d’elle-même. Un homme nous a attendu et a déjà préparé le nécessaire apparement. Il nous aide à nous extirper et à refermer cette sortie. Aussitôt après, nous nous retrouvons dans un garage cloisonné mais bien éclairé. L’homme s’éclipse, se chargeant d’être la sentinelle des environs. Je soupire, détendant des muscles raides.

Je retourne mon regard vers le Chevalier Noir et attend. Il y a tant et rien à dire à la fois. Les mots manquent mais les émotions sont vives et puissantes. Le souffle est saccadé tant par la douleur des coups portés, que l’adrénaline de cette nuit effervescente. Est-ce que je suis, à nouveau, seule dans cet état second ? Est-ce qu’il est toujours avec moi, ou est-ce que la raison est revenue ?

- Es-tu encore capable d’être Bruce Wayne ?

Je susurre. Je reste immobile. Je suis tendue. Cette question sous-entend tant de choses. Le Puits, cette nuit, ses engagements anciens et nouveaux, ses volontés, sa détermination … Qui est le masque ? Et, surtout, quel masque est encore intact ?

Codage par Magma.

Je me pince légèrement les lèvres. Le pragmatisme de Bruce est autant un amusement qu’un déchirement. Il n’a pas compris le sens caché de ma question, à moins qu’il m’ignore volontairement. Je ris de cette attitude. Et puis, je me souviens de celle que j’étais jadis, prenant au pied de la lettre bien des ordres, paroles, questions et remarques. Je désenchante, constatant une nouvelle fois ma faiblesse.  

Je pourrais le reprendre et lui reposer la question mais avec une tout autre formulation. Or, je ne considère pas que ce garage soit le lieu et cet instant entre guerre et repos comme le moment. Il faut entrer à l’hôtel, déjà, et avoir un tête-à-tête, enfin ! Interrompue soit par un hélicoptère, soit par des hommes de main, soit par une foule, nous n’avons pas eu une seule petite minute à nous.

- La Danse doit se terminer là où elle a commencé. Il y a bien une dernière tâche qui t’attend à l’hôtel.

Je le lui souffle, le gratifiant d’un regard avec autant de malice que de mystère. Je l’aide à enfiler son costume, me saisis d’une trousse de premiers soins et nettoie le sang sur son visage. Cette tâche terminée, je la réitère avec moi-même. Je me saisis d’une clé sur un tableau de bord, déverrouille les portières pour identifier notre future voiture et m’y engouffre.  

A nouveau, je garde le silence durant le trajet. Je ne boude pas, je ne freine pas mes envies, je me tiens simplement sur mes gardes. Saint Petersbourg est en ébullition, cherchant une Chauve-Souris et une Démone. Il y a toujours cet infime chance d’être débusqués ou coincés. Enfin, si jamais on tombe accidentellement sur les forces de l’ordre, nous devons être prêts à jouer des rôles et à pervertir la vérité en un odieux et vraisemblable mensonge.

Un bon assassin de la Ligue improvise rarement.
Un excellent assassin de la Ligue n’improvise jamais.

Nous arrivons sans grand encombre jusqu’à l’hôtel. Il y a bien eu une patrouille de polices qui nous a arrêté, mais davantage pour nous prévenir du grabuge et nous inviter à prendre une déviation pour notre destination. Je l’ai gentiment remercié, avec mon plus sourire. L’homme n’a pas été insensible, semblant avoir quelques affinités à mes origines orientales. Qu’il est étrange que l’homme développe d’abord la peur avant le désir vis-à-vis de l’inconnu. Jadis les bizarreries, aujourd’hui, l’exotisme. Les choses seraient si simples si le processus s’inverse.

Dans l’ascenseur, je me contente de pousser le bouton menant à l’étage où se trouve la chambre de Bruce. Avare de mots, à mon tour, je ne réponds que par des oui, non ou peut-être à toutes questions posées. Autrement, je maintiens mon mutisme. Je ne le brise pleinement que lorsque je l’invite à entrer dans sa chambre, que je m’y glisse et que je claque la porte. Je m’y colle et je brise enfin mon silence.

- C’est moi que tu dois rencontrer. Je suis la dernière valse. La dernière note. Avant que tout s’achève.

Je m’approche doucement, sans quitter ses yeux. Consciente qu’il peut être inconfortable ou gêné de cette proximité, ou souffrir mille maux des coups reçus, je ne m’impose pas. Je maintiens suffisamment de distance pour qu’il décide d’agir : faire barrière contre moi ou, au contraire, se rapprocher de moi. Je n’en reste pas assez proche pour que je sente son cœur battre, que je saisisse le rythme de sa respiration ou que je perçois odeur.  

- Ce soir, nous avons tant accompli. La fange aisée est à nos pieds, bon gré, mal gré. La populace nous respecte, pour les sacrifices endurés en son nom, pour les dons faits. Et le Mal nous obéit, parce qu’ils ont eu peur de cette danse, de cette union, de cet accord. Dis-moi donc tes sentiments. Dis-moi donc tes espoirs.

Je me rapproche un peu plus, contenant difficilement cette impatience qui me gagne.

- Tu m’as vu nu assez pour l’avoir remarqué. Quel joli corps, n’est-ce pas ? Du muscle. Du nerf. Et peu, voire aucune cicatrice. Pas même celle que tu m’as faite, en quittant Nanda Prabat la première fois. Pas celle qu’Oliver m’a faite, en contre-attaquant.

Ma voix tremble, malgré moi.

- Le Puits m’a pris tant, de corps et d’esprit. Ce soir, tu as gouté à ces eaux maudites. Tu as pu le sentir, n’est-ce pas ? La soif. L’appel. Le tribut. La folie. La puissance. Nier est une grave erreur.

Peur, colère, ombre, démon et joie se mêlent dans le labyrinthe tordu de mon esprit.

- Uniquement ce soir, tu peux pleinement me comprendre. M’entendre. Me voir. Me saisir. Ce soir, je ne suis plus seule. Mais demain, tu redeviendras celui que tu as toujours été et je serais toujours celle que je suis.

Je serais à nouveau seule et incomprise.

- Laisse-moi rester à tes côtés. Une nuit où nous ne sommes ni Bruce, ni Talia, mais seulement deux êtres unis par une même malédiction. Partageons nos peines, nos folies, nos démons et nos victoires sans filtre, sans honte, sans pudeur. Avouons-nous ce qu’on n'osera jamais dire. Ou ne disons rien et écoutons simplement le silence.

Ai-je des attentes ? Naturellement, comme tout le monde. Est-ce qu’elles sont claires ? Assez peu, en vérité. Une chose est certaine : tout sauf retourner dans cette chambre insipide et froide et dépourvue de vie. S’il refuse, qu’adviendrait-il ? Je ne sais pas. Je sais que je serais en colère, désespérée, rageuse. Et alors, advienne que pourra.

Codage par Magma.

Le Puits de Lazare n’est pas une bénédiction : il est une malédiction. Ses eaux guérissent les corps les plus meurtris et les plus malmenés, voire les arrachent des griffes de la Faucheuse. Elles prolongent toute vie humaine d’une poignée d’heures à de nombreuses années. Or, se jouer de la vie et de la mort ne se fait pas gratuitement. Il faut en payer le prix fort. Lazare donne au corps, Lazare prend à l’âme. Si l’esprit est fragile, il craque, succombe et meurt. S’il est fort, la personne peut espérer survivre, obtenir la rédemption pour tout péché commis, voire vivre pleinement.

Une telle force de caractère n’est pas donnée à tous, incluant moi-même. La détermination et les idéaux de Bruce sont mis à mal. Lazare exige son tribut, le Chevalier Noir résiste. Le conflit moral devient une peine physique. Ses prunelles enflammées par le combat tranchent avec sa pâleur. Son ton saccadé vibre au gré de son rythme cardiaque effréné. Ses secrets et désirs font échos aux miennes. Les murmures de Lazare et les cris de ses propres démons buttent irrémédiablement à l’homme. Je pourrais jouer de ma propre influence, ténue et pourtant existante, pour faire pencher la balance en la faveur de la Ligue.

Or, je ne fais rien. Je n’ai pas cœur à le manipuler. Un soupçon de scrupule enveloppe mon âme, dictant ma conduite. Je ne suis pas surprise par ce sursaut de morale. Notre lien est unique et particulier. Il est l’unique raison pour laquelle nous vivons encore, que Gotham est debout, que la Ligue existe, que Bruce est Bruce et que je suis ce que je suis. Nous sommes incapables d’asséner le coup de grâce à l’autre. Nos idéaux sont en conflit, nos âmes sont complémentaires. Je l’aide à commettre le pire, il m’aide à ressortir le meilleur. Nous sommes les deux facettes d’une même pièce.

Sauf ce soir.

Il a besoin de moi autant que j’ai besoin de lui. Il parle, encore et encore. Je ne l’interromps pas. Je l’écoute. Je bois ses paroles. Sa main s’empare de la mienne. Elle est tremblante, mais la pression n’en est pas moins forte. Je serre les dents pour étouffer un cri de surprise : il s’est emparé de la main dont la poignée a été malmenée ce soir. Je ne dirais rien, malgré tout. Je ne veux pas briser cet instant pour rien au monde, et qu’importe la souffrance ressentie. Elle n’est rien par rapport à la solitude dans laquelle ce Puits m’a condamné. Et la poitrine se gonfle d’un espoir ténu, celui de m’échapper de cette fichue malédiction que je porte depuis mon plongeon dans les eaux de Lazare.

- Je veux plus qu’un trône. Je veux accomplir mon destin. Et je veux un nom à moi. La Démone. L’Ombre. Ou autre.

Comme lui, je me débarrasse de mes propres accessoires et vêtements. Contrairement à lui, je n’ai pas beaucoup à faire pour être aussi dénudée qu’Eve aux premiers jours de son existence sur Terre.

- Ensemble, contre Lazare.

La promesse est dite par les mots, scellée par un baiser. S’il n’est pas arraché à l’improviste comme au cours de cette nuit, son goût est le même. La fièvre est présente, mêlant rapidement souffle et lèvres. Un soupçon de danger flotte dans l’air, batifolant avec une légère odeur de poudre et de fer qui émane de nos cheveux et corps.

Frénésie oblige, j’oublie presque nos blessures respectives. Elles tentent de se frayer un chemin jusqu’à notre raison, menaçant de se manifester aux moments les plus inopportuns. Il n’est pas question de retenue, de modestie ou de douceur avec les eaux du Puits. La danse sera endiablée, mais maladroite. Nos corps sont brisés par la nuit, nos esprits sont trop échauffés par ces violences. Va-t-on encore dégringoler dans cet échange, et se blesser davantage ? Va-t-on s’élever et retrouver une force inattendue au milieu de l’allégresse, le plaisir et les soupirs ?

Ce soir, il n’est plus la Tête de Démon ou Bruce Wayne, comme je ne suis plus la fille du Démon ou Talia Al Ghul. Nous ne sommes que deux âmes naïves et maudites, pensant pouvoir battre cette soif de pouvoir, de sang, de paranoïa. Comme Adam et Eve qui se croient invincibles dans le jardin d’Eden, nous nous plongeons dans cette douce illusion où nous sommes maîtres de notre destin.

J’ai à peine le temps d’entrapercevoir nos corps nus. Peau contre peau, nous formons un beau patchwork de chairs meurtries. Les couleurs chaudes se disputent aux couleurs froides. Le corps de Bruce alterne entre le blanc, le rouge et le mauve. Quant au mien, il varie de cette couleur ambre et tannée à un rouge profond par-ci et par-là.

- Ensemble, dans la souffrance et l’adversité, soufflais-je.

Codage par Magma.

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