I've got you ft Clark

Les journées s’enchaînent, insipides et monotones. Elles sont rythmées par les beuglements matinaux d’une vieille vache, les trots fatigués d’un cheval boiteux, les aboiements d’un chien entre deux âges et le grincement aigüe et irritant d’outils agricoles dépassés et défectueux. Nulle âme vivante à des milliers de kilomètre aux alentours pour briser cette morne tranquillité. Je ne me montre pas spécialement curieux par-delà les frontières de la ferme familiale, isolant mes sens à toute la souffrance et à la joie de ce monde. Cette misérable solitude me convient parfaitement. Elle est même méritée.

Aux aurores, je m’occupe de la terre. Certains jours, je me contente simplement d’arranger les clôtures ou de rembourrer les épouvantails. D’autres jours, le travail est plus exigeant : labourer avec les grosses machines, asperger d’eau ou de produits chimiques avec des arrosoirs défectueux. Tâches terminées, j’en profite pour m’étirer pleinement, me perdant dans le ciel et par-delà l’ozone, profitant des premières lueurs du soleil en avant première.

Le matin, je nourris les bêtes tour à tour et en prends soin autant que possible. Lorsqu’ils sont malades, j’ai à me démener pour trouver un vétérinaire qui accepte de me rendre ce service en échange d’un troc de fruits et de légumes - ou d’un service incognito. Ce n’est pas simple, avec ma tête. Je suis vite reconnu. Aussitôt, chacun se positionne : m’aimer ou me détester.

L’après-midi, j’abandonne mon tablier de fermier et je m’improvise ingénieur agricole. Je tente de mettre en place de nouvelles méthodes ou installations pour améliorer la productivité ou la santé des plantes. Il n’y a que moi, certes, mais cela m’occupe. A quelques occasions, j’ai à mettre le chapeau de l’architecte, du plombier, du maçon et j’en passe : la maison a besoin d’être retapée. Je pourrais l’abandonner, m’isoler au sein de la forteresse de solitude, voire même quitter cette planète terre et explorer l’espace avec mon navire.

Or, je reste dans la ferme Kent qui n’a plus son charme et sa chaleur d’antan. Il n’y a plus Martha Kent et de Loïs Lane pour apporter la vie et la joie. Il n’y a plus de Bruce Wayne à trainer contre gré, soit pour sauver cet héritage passé à l’excès, soit pour partager un repas lors d’un de ses passages à Metropolis. Il n’y a plus de Justice League qui apparaît subitement à cette porte déglinguée, annonçant une énième calamité.

Le soir, je suis sous mon porche, sur une chaise à bascule, fixant un ciel étoilé. Le chien est à mes pieds, marmonnant, grognant dans son sommeil reposant. Je ne dors quasiment pas, m’écroulant que lorsque j’enchaîne plusieurs jours, voire des semaines d’insomnie. Cet univers-ci ou les multiples sauts temporels qui ont bousillé l’horloge biologique de ma constitution kryptonienne, m’ont rendu plus endurant, plus fort … Je n’en suis ni soulagé, ni heureux.

Je désespère.

Nulle pierre. Nulle zone fantôme. Nulle Amazone. Rien pour mettre fin à cette longue agonie. Rien pour empêcher une nouvelle catastrophe si j’ose reprendre ma cape. Je ne peux ni oublier mes crimes, ni les expier. Je suis pieds et poings liés. A défaut d’avoir droit à une justice, je m’inflige ce cycle infernal où les fantômes, les plantes et les animaux sont mes seuls compagnons. Et je m’enfonce dans mon mutisme, maugréant plus que ne parlant dorénavant.

Trois mois plus tard

Quelqu’un beugle mon prénom.

Cette information parasite le cycle infernal. Il y a un vivant dans cette prison plein air. Il y a quelqu’un qui me connaît parfaitement. Il y a un intrus apte à me surprendre sur mon propre domaine. Je reconnais la voix, malgré les années passées. Et je comprends. Aucune joie, aucune colère. Je m’y refuse. Les émotions sont mauvaises, elles mènent à l’erreur et à l’excès, elles brisent ce vœu de paix et d’expiation que j’ai fait.

Tout le monde.
De qui parle-t-il ? Qui vit encore ? Où ? Dans quel monde ? Dans quel univers ? Je ne sais plus, personnellement. J’ai perdu le compte. De toute manière, je ne peux plus me lancer dans  une nouvelle aventure abracadabrante et décevante. Je suis épuisé. Je suis éreinté.

Plus beaucoup de temps.
Le temps est tout ce que j’ai, tout ce qu’il me reste. Lui, Bruce, Oliver, Loïs, Martha … je vis plus longtemps qu’eux, je le sais maintenant. Est-ce qu’il a pris des rides, notre Barry ? Est-ce qu’il est devenu papa, voire grand-père où qu’il soit, d’où il vienne ?

Je ne me montre pas. C’est la moisson. Le blé doit être coupé et mis en sillon avant qu’il ne soit trop tard. Alors, à l’abri de la nuit, je pourrais les distribuer un peu partout et incognito. L’écosystème a été dévasté par mon alter-égo, les guerres nucléaires et moi-même. Si la famine n’est pas généralisée, elle guette cette maigre population à chaque instant.

Sauf qu’elle ne veut plus de mon aide. Elle veut mon départ, mais est incapable de m’y forcer. Alors, un statut quo s’est installé. Je reste dans mon pré-carré, ne le quittant que si nécessaire ou pour me dépenser un peu. Le monde continue son existence, plus qu’heureux de ne pas avoir à interagir avec moi plus que nécessaire. Il y a bien quelques rares alliés qui tentent de m’écrire et m’inviter à un repas.

Je n’accepte que quelque fois. Ou plutôt, j’acceptais au départ. Aujourd’hui, je suis de moins en moins répondant à de telles soirées. Car tout me fatigue, tout m’agace, tout m’ennuie. Le silo se remplit mètre par mètre. Je m’interrompes lorsqu’une silhouette écarlate s’approche de moi.

Clark.
Ce prénom est un lointain souvenir. Trop lointain. Mille images me reviennent en mémoire. Loïs, Martha, Bruce, Diana … je grimace. Je ne peux pas me permettre d’être sentimental quand tout a été perdu une première fois.

Je l’ignore.

L’après-midi, je bricole une clôture. Je lui tends un outil pour qu’il m’aide, au lieu de parler avec impatience. De temps à autre, je grogne ou je marmonne quelques monosyllabes pour lui indiquer comment faire.

Le soir, je prépare un repas simple : pomme de terre vapeur et légumes fries. D’ordinaire, je ne mange pas beaucoup, étant assez auto-suffisant avec les rayons UVS emmagasinés au cours de la journée. A nouveau, je me contente de quelques mots et davantage à l’attention d’un chien surexcité.

- Il s’appelle Krypto.

La présentation est succincte et s’arrête là. Après le repas, je me pose à nouveau sur ma chaise à bascule et fixe le ciel. Le chien n’est pas à mes pieds, comme à son habitude. Il tournoie autour de la Flèche rouge, surexcité de voir une nouvelle personne.

Barry est pressé. Rectification, Barry est toujours pressé. Son excitation, son impatience et son inquiétude perturbent grandement mes sens. Il y a bien longtemps que je n’ai pas côtoyé quiconque d’aussi près, à l’exception des bêtes de la ferme. Le rythme cardiaque est un tintamarre et sa respiration est une foutue tempête. A plusieurs reprises, je grogne de mécontentement, ayant à réduire davantage mon champs d’attention.

Et je me crispe, lorsqu’il me pose la fatidique question. Je ne réponds pas immédiatement, perdu dans mille et une pensées morbides et sanglantes. Des bombes qui échouent sur des populations innocentes, des villes à moitié détruites où les morts sont plus nombreux que les vivants, des cimetières en plein air, des coups et encore des coups, des appels de tout part, des supplications à tout bout de champs …

Et puis, il y’a lui et moi, couvert de sang. Le combat est à mort. Ils s’achève dans la destruction et les cendres. Je vis, il est mort. A moins que ce ne soit l’inverse, qu’il soit le vivant fantômatique et que je sois le mort de chair et de sang. Plus je réfléchis, plus je me perds. Je ne distingue plus le vrai du faux, lui ou moi, le vivant et le mort.

Cerveau vrillé par toutes ces images et ces échos du passé, je pose les coudes sur mes genoux et enfonce ma tête entre mes grosses paumes. Les doigts s’entremêlent dans la chevelure désordonnée et grasse, tirant sur une ou deux mèches. Je n’arrache pas, évidemment, mais l’acte irrite et gêne, me ramenant un brin dans cette réalité.

Deux pattes chaudes tentent de se loger entre coudes et cuisses, un souffle chaud effleure ma joue et un museau mouillé se frotte tantôt sur la mâchoire, tantôt sur les bras. Abattu, je cède à l’appel. Une main maintient ma tête trop lourde, alors que celle qui s’est libérée caresse le crâne de Krypto. J’aimerai pleurer mais je n’y arrive pas. Je souhaite éclater de rage mais j’ai peur.

Peur de recommencer ce cycle infernal de violence, de destruction et de désastre.

- Ce monde n’a plus besoin de Superman.

Ma voix est grave, à moitié étouffée par l’émotion et par ma paume.

- Aucun monde n’a besoin de Superman.

Ma respiration s’alourdit.

- Nous, les kryptoniens, sommes dangereux. Nous n’avons pas notre place sur aucune planète. Krypton a explosé pour une raison. Et personne n’aurait du survivre. Ni Zod, ni son équipe. Ni moi.

En dépit de ma confrontation avec Zod, je me suis considéré comme citoyen de la terre. Certes, je n’ai pas la faiblesse des hommes et des femmes de cette planète, et je ne suis pas né sur ce sol même, mais j’y ai vécu et j’ai appris à l’aimer et à la chérir profondément. Kryptonien est davantage un fait qu’un sentiment légitime. Jusqu’à récemment, je ne m’étais pas considéré comme tel, ne comprenant pas pleinement tant les implications, que les droits et devoirs.

Aujourd’hui, je le sais.

Clark. Clark Kent. Kent. Il y a si longtemps que je n’ai pas été appelé par ce nom et ce prénom. Il y a bien longtemps que je ne me suis pas installé derrière un écran, à écrire quelques lignes sur une vérité troublante de notre société, à discuter et à argumenter désespérément avec Loïs, à courir derrière les miches de Jimmy ou à rassurer ma chère mère. Chaque saut spatio-temporel m’a dépouillé de celui que j’étais, jadis.

Je ne suis plus Clark Kent, le gamin du Kansas avec ses milliards de questions. Je ne suis plus Superman, la cape volante qui inspire espoir. Je ne suis plus Kal-El, l’héritier de Krypton et de sa curiosité. Je ne suis plus l’Homme d’Acier ou l’Homme de Demain, menant l’Humanité vers de meilleurs lendemains. Je ne suis plus qu’une ombre, à la conscience aussi enfumée que cette terre décimée et aussi lourde que ces millions de corps purulents sous terre.

Flash se confie. Je suis surpris. Et, pour la première fois, je le fixe droit dans les yeux, cherchant une once d’hypocrisie. Rien, absolument rien. Flash est Flash, c’est-à-dire honnête et franc. Et je vois mon reflet, au fond de ses pupilles noires. Si la tignasse est mal coiffée et les traits tirés et fatigués, la carrure reste solide et l’âge m’a à peine marqué. Enfin, et surtout, c’est bien la première fois que je me vois depuis que je me suis exilé à la ferme abandonnée des Kent.

Les miroirs et les surfaces brillantes ont été ôtées, brisées ou ignorées. Je ne peux plus me supporter. Alors, la surprise laisse place à la douleur et à la honte. Je me détourne et cache mon visage à moitié avec ma grosse main. Je ne suis plus l’être qu’il décrit et je ne peux plus l’être. Est-ce qu’il peut comprendre si je lui confie cette vérité ? Est-ce que je suis capable de lui révéler cette cruelle vérité ? La force m’en manque. Oui, si mes muscles sont d’acier, ma volonté ne l’est plus. Elle est aussi friable qu’un château de sable. Un coup de vague suffira à m’emporter au loin, très loin.

- Clark Kent … Je ne peux pas. Je ne peux plus prétendre être un humain. Je ne peux plus feindre des fausses fragilités. Je ne peux plus … Je ne peux plus ignorer le véritable que je suis.

Je radote, j’en suis bien conscient.

- C’est à mon tour d’avoir peur de moi. De ce que je peux faire. Parce que …

Je ne pipe plus un mot. Ma voix s’évanouit. Les mots n’osent pas franchir mes lèvres.
Parce que j’ai commis le pire. J’ai brisé des vies : des dommages collatéraux. J’ai pris une vie en tout acquis de conscience : ma propre image, déformée par ce monde et ses défis.

- Comment vont-ils ?

Ils englobent un tout : Bruce, Diana, Oliver, Victor, Arthur mais également Loïs ou Martha. Mon instinct me souffle que je suis le dernier que la Flèche Rouge cherche. J’ai été calme sur ces derniers mois : nul combat, nul saut, nul appel, nulle vague à l’échelle locale, nationale, mondiale et universelle. Or, je doute que les autres soient restés aussi calmes. A moins que je me trompe et qu’ils ont été aussi malmenés que moi … voire pire. L’idée que l’un a succombé me noue déjà l’estomac, ravive des nerfs endormis, redonne un souffle timide à ce feu timide et mourant au fond de moi.

- Combien de temps s’est écoulé, dans notre univers ?

Car les dates changent selon les sauts. Certains univers appartiennent au futur, d’autres au passé, et certains sont un présent « alternatif ». Je ne suis plus capable de dire si une seconde s’est écoulée, à moins que ce ne soit une dizaine d’années. Je ne peux pas me fier à ma physionomie. Car, je le sais maintenant, je vis longtemps. Très longtemps. Si j’ai grandi aussi vite qu’un humain, le soleil jaune de la terre est la principale cause. Elle a causé davantage de « dégâts » les premières années, le temps que mon corps s’adapte pleinement à ses UVs. Maintenant, mes cellules ont repris le cours normal de leurs existences.