The Children of the Night

29 octobre 2022. Une des vastes résidences de The Palisades.

Infiltrer l’élite de Gotham avait été aussi aisé qu’à Londres, plus d’un siècle plus tôt. Les riches et puissants étaient toujours aussi désespérés de pouvoir maîtriser la seule chose qui échappait à leur contrôle, d’essayer de se convaincre qu’ils étaient immortels, qu’ils pouvaient rire au visage de la Grande Faucheuse et continuer à exister indéfiniment. Evelyn était heureuse de les aider à se bercer ainsi d’illusions, des les aider à croire que le voile qui séparait les vivants des morts était des plus fins, qu’il était possible de le déchirer, d’échapper à l’Abysse ou à tout ce qui pouvait les attendre de l’autre côté. Ils n’étaient qu’un outil, un moyen pour elle de faire grandir son emprise sur la ville, d’obtenir des alliés dans des positions influentes. Plus d’une fois elle avait dû fuir à cause de foules en colère, de torches et de fourches dressées contre elle. Oh, elle aurait pu massacrer ces empêcheurs de tourner en rond, mais elle savait d’expérience que c’était ce qui attirait des individus plus gênants encore.

Aussi elle comptait se faire discrète à Gotham, placer ses pions avec soin sur ce nouvel échiquier. Elle avait des alliés parmi les défunts, parmi les occultistes et autres mystiques qui peuplaient ce monde. Mais il lui en fallait aussi parmi ces individus plus cartésiens. Aussi avait-elle accepté d’être exhibée en quelque sorte par l’un de ses associés, même si elle devait plutôt dire client. L’homme était si désespéré de devenir immortel qu’il avait passé des décennies à s’entourer de potentiels mystiques, de médiums et d’autres charlatans qui prétendaient posséder des pouvoirs dignes de ce nom. Evelyn était la seule qui lui en ait donné pour son argent. Elle avait réalisé quelques séances pour lui, avait conjuré les esprits de quelques-uns de ses ancêtres, voir même d’une ou deux figures historiques. Il voulait maintenant la présenter à un cercle assez fermé de milliardaires gothamites, comme si elle était sa dernière acquisition. Elle avait tué des hommes pour moins que cela, mais Evelyn n’était pas du genre à se contenter d’un seul mécène, et c’était une occasion rêvée pour trouver d’autres alliés dans cette nouvelle ville. Ou plutôt des pions.

Ainsi se retrouvait-elle à un étrange gala, organisé fin octobre, en compagnie d’individus qui tiraient les ficelles de l’économie de Gotham et probablement de toute une partie du pays. L’élite, c’était ainsi qu’ils se considéraient, mais Evelyn voyait avant tout des cadavres en devenir, des corps qui commenceraient à pourrir dès que leur souffle serait interrompu, des âmes creuses qui seraient happées par les ténèbres de la mort… Sauf si elle leur trouvait une utilité.

La nécromancienne était vêture d’une robe noire qui épousait parfaitement ses formes. Une véritable robe cette fois-ci, pas le vêtement constitué d’ombres spectrales dont elle se drapait pour ses sorties moins recommandables. Elle n’était pas seule. A ses côtés se trouvait son garde du corps, une montagne de muscles dont le visage était caché derrière un masque noir. Il était parfaitement silencieux, se tenant toujours quelques mètres derrière sa maîtresse. Ils étaient à Gotham après tout. La probabilité que leur petite sauterie spirituelle soit interrompue par un clown, un pingouin ou elle ne savait trop quoi était loin d’être nulle. Depuis un coin de la pièce, un verre à la main, Evelyn jaugeait du regard le reste des invités. Son bienfaiteur avait fait installer une large table ronde autour de laquelle ils s’installeraient tous d’ici peu, pour la séance. Restait à voir qui elle conjurerait pour l’occasion.

Quelqu’un attira son attention. Au milieu de tous ces individus vains et creux, il ressortait du lot. Encore plus pour elle. On ne pouvait pas passer sa vie autour des cadavres sans savoir apprécier la musculature d’un individu. Mais ce n’était pas cela qui avait vraiment happé son attention chez Bruce Wayne. Oh, elle le connaissait de nom. Elle s’était renseignée sur le prince de Gotham avant de s’y installer. Ce à quoi elle ne s’attendait pas toutefois, était de voir à quel point cet homme était hanté. Pas spirituellement, pas vraiment en tout cas. Il n’y avait pas de spectres dans son sillage, mais Evelyn devinait qu’ils n’étaient pas loin. Cet homme avait connu la mort plus d’une fois, la perte, le deuil. Il ne s’en était pas défait, pas comme y parvenaient certains vivants. Aussi quitta-t-elle sa retraite pour l’approcher, un sourire délicat plaqué sur ses lèvres.

« Monsieur Wayne, je suppose ? Lady Blackwood, c’est un plaisir de vous rencontrer. » Annonça-t-elle calmement une fois qu’elle fut devant lui. Toujours vieux jeu, elle leva la main en sa direction, s’attendant probablement à ce qu’il y dépose un baiser factice. « Je n’étais pas certaine que vous acceptiez l’invitation de ce soir. J’ai cru entendre dire que vous étiez quelqu’un de particulièrement cartésien et je suppose que participer à une séance à quelques jours d’Halloween, n’est pas forcément dans vos habitudes. »

Elle le jaugea du regard, analysant les formes de son corps, se demandant par la même occasion s’il ne possédait pas des morceaux d’excellente qualité pour confectionner un nouveau golem. Probablement, mais il lui serait plus utile vivant.

Evelyn avait conseillé à son mécène de transformer leur petite cérémonie en évènement caritatif. Les places autour de la table ronde avaient été payante et tous les gains étaient reversés à une association quelconque. Il s’agissait presque d’une opération marketing, un spectacle privé organisé pour divertir les riches et puissants mais aussi pour aider les démunis. Bien sûr, presque tous avaient été prévenus que dont ils allaient être témoins était authentique. Que Lady Blackwood était une véritable médium. Bruce Wayne croyait-il vraiment en ce genre de choses ? La nécromancienne avait hâte de le découvrir.

Evelyn était à l’affût de la moindre réaction de Bruce Wayne. Le fait qu’il ait dénié lui accorder un baisemain n’était pas suffisant pour la froisser. Après tout elle se savait démodée sur de nombreux points. C’était le prix de l’immortalité, elle emportait avec elle des bribes d’une époque révolue, des échos de traditions qui n’avaient plus cours. Mais seulement des bribes. Elle était assez intelligente pour ne pas laisser la mélancolie l’accabler. Cette époque, malgré ses défauts, lui était plus favorable que ne l’avait été le passé.

Non, elle guettait la réaction de l’homme face à la froideur de sa peau. Elle aimait mettre les gens mal à l’aise, les surprendre, les plonger dans une étrange confusion vis-à-vis de ce qu’elle était. Quand la nécromancienne avait accueilli la mort en elle, qu’elle avait enfermé son essence vitale dans un réceptacle, elle avait perdu une part de son humanité. Son cœur battait à peine, elle ne respirait que lorsqu’elle en avait besoin, comme en cette soirée. Le froid la laissait de marbre et son contact, à défaut d’être aussi glacé que l’étreinte de la tombe, était bien plus frais que celui de n’importe quelle femme. Surtout les femmes qui devaient se répandre en pâmoison devant un tel homme. Bruce Wayne était charmant, physiquement, mais surtout il était riche et elle savait d’expérience quel genre d’attrait cela pouvait générer. Elle aurait menti si cela n’avait pas été l’une des raisons pour laquelle elle avait insisté pour qu’il soit présent. Même si on intérêt avait désormais pris racine dans un tout autre aspect de sa personne.

« Plus ou moins. J’ai suggéré quelques noms à notre ami commun, ceux qui me semblaient les plus appropriés pour une telle soirée. Des gens qui sauraient apprécier la portée de mon art ou qui auraient besoin d’être convaincus de l’être. »

Un sourire délicat ourla ses lèvres. Des gens qui pourraient être des atouts dans ses projets. Le monde des vivants l’avait rappelé à elle. Ces malfrats qui avaient détruit l’une de ses créations. La menace que représentait Enchantress pour tous. Evelyn était de retour. Si elle voulait assurer la pérennité de ses projets, il lui faudrait tout le soutien possible. Y compris financier, même si elle aurait préféré qu’on la dote de corps et d’âmes.

« Le contraire m’aurait surprise. Je sais que celles-ci ne sont pas des plus populaires de nos jours. Il y a trop de charlatans et de prétendus médiums pour que l’on puisse leur faire confiance. Cela a heurté la réputation de ceux qui possèdent de réelles capacités, comme moi. »

Evelyn suivait Bruce Wayne du regard. Sa façon d’épater la galerie, de plaisanter autour de ses camarades nantis… Voilà qui tranchait avec ce qu’elle ressentait autour de lui. Le poids de la mort. Le poids du deuil. Mais il était loin d’être terrassé par le chagrin, non, il y avait quelque chose de désinvolte chez lui. Peut-être était-ce là sa façon de s’enfoncer la tête dans le sable, d’ignorer les tragédies qui avaient fait son quotidien.

« Bien sûr. Monsieur McIntyre m’a convaincu de faire un petit étalage de mes pouvoirs pour ses amis, de conjurer devant vous tous l’esprit de sa défunte mère. Je crois qu’il est convaincu qu’elle a caché quelques bijoux dans leur demeure, mais il n’a jamais réussi à mettre la main dessus. Il faut dire que ces anciens manoirs peuvent être de véritables labyrinthes. Tant de cachettes, tant de recoins dans lesquels se perdre. »

Rien de comparable avec sa propre demeure. La Maison des Horreurs, comme elle l’appelait, ne se souciait même pas des lois de la physique. L’avantage et l’inconvénient d’être la maîtresse d’un manoir peuplé de fantômes et de toutes les créatures qui hantaient la nuit.

« J’aime à croire qu’une telle visite de la part de l’esprit de sa mère lui apporterait plus qu’un gain financier, mais je ne crois pas qu’ils aient été très proches. Est-ce votre cas monsieur Wayne ? Si j’ai bien cru comprendre, vous avez été frappés par la tragédie enfant. J’imagine que cela n’a pas dû être facile pour vous. »

Elle pencha la tête sur le côté, le jaugeant un instant du regard. Elle posa sa main sur son avant-bras.

« J’espère que vous ne me reprocherez pas d’être aussi cavalière. J’ai tendance à parler avec une aisance des défunts qui choque la plupart des gens. Il ne faut pas y voir un manque de respect. Simplement une conséquence de mes dons. J’aimerais que vous soyez à côté de moi pour la séance, si vous voulez bien. »

C’était une danse qu’elle avait mené tant de fois. Le commun des mortels était bien souvent réfractaire à l’occulte, à la moindre possibilité du surnaturel. Moins à cette époque, où des surhommes aux pouvoirs divins pouvaient peupler le ciel des métropoles et où de véritables êtres de légendes étaient sortis dans l’oubli. Mais il y avait toujours quelque chose de malaisant, de tabou quand il était question de la mort. Il était plus facile de croire en l’existence des dieux de l’Olympe qu’en quelque chose qui se dressait de l’autre côté du voile du trépas. Aussi le scepticisme de Bruce Wayne ne surprenait pas la nécromancienne. Au contraire, elle appréciait même la politesse avec lequel il l’avait évoqué. Voilà un homme qui même privé de ses parents n’en avait pas oublié ses bonnes manières.

« J’espère y parvenir. Je serais déçue de ne pas convaincre un homme tel que vous. »

Après tout, il était celui qu’elle avait voulu avoir à ses côtés ce soir, ce petit garçon hanté par une tragédie, par les spectres de ses parents. S’il y avait un homme dans la vie duquel elle pouvait s’immiscer dans toute l’élite de Gotham, c’était bien lui. Ce qu’elle pouvait lui offrir, personne d’autre ne le pouvait. Et quel enfant esseulé, même caché au fin fond du corps d’un homme, ne voulait pas pouvoir sentir même à travers la tombe, l’étreinte de ses parents ?

« Je n’en serais pas aussi certaine. Mais je lui ai promis entière satisfaction, quelle que soit les raisons de cette séance, il pourra contacter sa mère. »

Evelyn avait pris les précautions pour. L’âme de la mégère acariâtre, dont l’entreprise avait causé tant de tragédies au fil des décennies, subsistait dans un plan d’existence dont il serait facile de l’extirper. Il n’en serait peut-être pas autant pour les Wayne, mais elle n’en était pas encore là. Il fallait qu’elle attise la curiosité de Bruce sans pour autant le brusquer.

« Je sais ce qu’il en est, je suis orpheline moi-même. Ma mère est décédée en me donnant naissance, je ne l’ai donc jamais connue. Quant à mon père, il a succombé à la maladie alors que je n’étais qu’une adolescente. Je n’étais âgée que de quelques années de plus que vous lors de votre propre tragédie je crois. »

Ce qu’elle passait sous silence, c’était qu’elle était celle qui avait empoisonné son géniteur. Elle avait découvert ses machinations et la place qu’elle occupait dans celles-ci et à la suite des conseils de son ténébreux mentor, elle avait pris les devants. Puis son père ne l’avait jamais vraiment quitté. Elle ne lui en avait pas donné l’occasion.

« Je sais ce que c’est d’être seul et à quel point il est difficile de rencontrer des gens capables de le comprendre. Beaucoup sont épargnés par le deuil, ils ne sont confrontés qu’à une version aseptisée de la mort. Ils ne l’affrontent pas dans toute sa violence comme vous avez pu le faire. »

Evelyn plongea son regard dans celui de Bruce.

« Disons que si j’ai désiré votre présence ce soir, c’est que je pense pouvoir vous apporter mon soutien. Conjurer les esprits des défunts pour quelques riches mécènes n’est pas une fin. Aider un homme qui peut être hanté par les tragédies du passé ? Voilà qui est plus à propos. »

Un sourire ourla les lèvres de la nécromancienne.

« Mais je me dois de vous convaincre de mes dons avant toute chose. Nous aurons loisir de parler de tout cela après la séance. Peut-être dans un lieu plus intimiste. Je ne tiens pas à faire étalage des tragédies de qui que ce soit. Venez, prenez place à mes côtés, je crois que notre hôte commence à s’impatienter. »

De sa démarche aérienne, telle une ombre flottant au-dessus du sol dans sa robe noire, Evelyn se dirigea vers la large table ronde qui avait été installée au centre de la pièce. Elle plaça ses mains dans celles de ses voisins de droite et de gauche. Cela lui était inutile bien sûr, mais il était question de spectacle ce soir, pas de pragmatisme. Elle avait déjà tissé ses rituels, communié avec l’esprit de la défunte, celui-ci était si près qu’elle pouvait le sentir par-delà le voile de la mort. Il lui suffit d’un murmure pour l’appeler à elle.

Là, dans la pénombre de cette nuit d’octobre, au-dessus des convives, apparut le fantôme d’Isabella McIntyre. Celle-ci était vêtue de la robe dans laquelle elle avait été enterrée et elle portait toujours les stigmates des fléaux qui l’avaient emporté : la vieillesse et la maladie. La vision elle-même suffisait à glacer le sang, mais la chaleur semblait avoir complètement déserté la pièce. L’obscurité elle-même semblait s’être opacifiée, comme si elle assaillait les rares sources de lumière dans l’espoir de les éteindre et de laisser toute la scène sombrer dans les ténèbres de la tombe.

« Vous pouvez poser vos questions mon cher. » Lança Evelyn au maître des lieux. « Elle vous répondra. »

Elle-même n’était pas très intéressée par ce qu’avait à dire l’apparition. Elle guettait plutôt les réactions de Bruce Wayne. Comprenait-il ce qu’elle pouvait faire pour lui ? Ce qu’elle pouvait lui offrir ? Ou serait-il traumatisé par ce qu’il avait sous les yeux ? Cela aurait été décevant, mais c’était une option à laquelle elle devait se préparer. Elle savait d’expérience qu’une partie de son auditoire se convaincrait qu’il ne s’agissait là que d’une mise en scène macabre, une farce pour Halloween. Une porte vers un monde de mort et de noirceur avait été ouverte devant eux, mais ils ne seraient jamais assez braves pour oser jeter un coup d’œil de l’autre côté.

Bruce Wayne est bien plus précautionneux qu’elle ne l’aurait pensé. Elle qui avait cru voir en lui un enfant hanté prisonnier du corps d’un homme, quelqu’un qui avançait toujours avec dans son sillage le poids du deuil… Se serait-elle trompée ? Etait-il en paix avec ses morts ? Voilà qui aurait été bien fâcheux. Il ne manquerait plus que son invité d’honneur du soir ne soit pas aussi réceptif qu’elle ne l’aurait cru. Pire, qu’il soit hostile à tout ce qu’elle pourrait lui offrir. Cela aurait mis un frein terrible aux plans de la nécromancienne, mais d’un autre côté, cela ne rendait son partenaire du soir que plus intéressant encore.

On ne pouvait vivre, ou tout du moins survivre, aussi longtemps qu’elle sans savoir apprécier un défi. Qu’il s’agisse d’un esprit sceptique qui demandait une petite démonstration, ou simplement leur montrer que la mort en elle-même n’avait rien de sacré, pas plus que la vie en tout cas.

« Si vous le dites. Loin de moi le désir de vous forcer à faire face à vos terreurs. Je ne fais qu’apporter une opportunité de pouvoir tourner la page. Une dernière conversation, un dernier échange. »

Ou une éternité de servitude. Tous les morts n’étaient pas égaux et Evelyn était bien placée pour le savoir. Même si elle avait tendance à ne pas trop s’entourer d’âmes bienheureuses et bonnes. Les trépassés vils et maudits faisaient de bien meilleurs damnés. Il était certain que les Wayne ne feraient pas de bonnes recrues. Heureusement, Bruce ne l’aurait probablement pas bien pris. La plupart des gens n’appréciaient pas que l’on joue avec les âmes ou les dépouilles de leurs proches…

Voilà quelque chose qui avait toujours amusé Evelyn. Surtout qu’elle avait vu les vivants jouer avec leurs propres âmes, avec leurs propres corps et ceux de bien de leurs semblables sans la moindre once de retenue. Elle-même se contentait de traiter avec la même déférence que les vivants se traitaient entre eux. Comme elle le faisait cette nuit, en conjurant cet esprit amer et tourmenté. Parfois elle se demandait ce que pouvaient ressentir ces âmes qu’elle extirpait de la Géhenne. Etaient-elles reconnaissantes d’échapper à leurs tourments ou bien au contraire, était-ce un tout autre enfer que leur offrait la nécromancienne ? Peu important. Ils n’étaient que des outils. Seulement des échos de ce qu’ils avaient été. Ici, cette femme était simplement le clou du spectacle, un objet qui captivait la foule attablée, qui suscitait tant de murmures d’effrois qu’Evelyn ne pouvait s’empêcher de savourer avec un sourire satisfait.

Les vivants avaient toujours une peur innée des morts. C’était inscrit au plus profond de leurs êtres. Peut-être était-ce même ce qui définissait la vie. Elle n’avait jamais ressenti cela. Les courbes d’un crâne décomposé pouvaient être aussi charmantes qu’un visage plein de vie comme celui de son voisin. Avec une lenteur toute calculée, elle tourna la tête dans la direction de Bruce Wayne, un sourire amusé ourlait ses lèvres.

« Voyons mon cher, vous ne l’avez pas compris ? Je suis votre nouvelle meilleure amie, si tant est que vous soyez apte à saisir cette opportunité. »

La nécromancienne claqua des mains et par la même occasion, proféra une nouvelle incantation dans une langue impie, oubliée de tous ceux qui respiraient encore l’air libre. Une atmosphère glacée se déversa dans la pièce, les rares lumières vacillèrent alors que de nouvelles silhouettes se dessinèrent tout autour d’eux. C’était une fête après tout, pourquoi s’arrêter à une simple séance ? Un concert mélancolique commença à retentir d’un coin de la pièce où des musiciens désincarnés, conjurés depuis les limbes de l’au-delà, entamaient une symphonie éthérée. Evelyn avait conjuré de nombreux esprits, rendus tangibles par ses dons, qui offraient aux quelques individus présents la chance de participer à cette danse macabre, de transcender pour une nuit la frontière du tombeau.

Elle-même avait jeté son dévolu sur le milliardaire, le guidant d’une main impérieuse pour qu’il se lève et pour l’entraîner dans cette danse d’une autre époque.

« Mais comme je vous l’ai dit, je suis Lady Blackwood. Je suis un pont entre le monde des vivants et celui des morts et j’amène avec moi des opportunités semblables à nulle autre. Vous n’êtes pas le premier homme riche et puissant à qui je fais cette proposition monsieur Wayne. J’ai fait don de mes talents à bien des figures au cours de l’histoire et je leur ai permis d’atteindre des sommets que l’on ne peut contempler qu’en pouvant se rire de la faucheuse. Et disons que je suis une experte dans ce domaine. »

Elle ne le comptait plus, les financiers, les politiciens, les gangsters et les nobles… Tous ceux qui avaient fait appel à ses services, qui avaient accepté de payer le prix qu’elle leur demandait. En échange de quoi, elle avait mis la mort et les ténèbres de leur côté, avait fait danser les squelettes hors de leurs placards jusque dans ceux de leurs ennemis, avait transformé les massacres en festivités et le silence de la tombe en une conversation à bâtons-rompus.

« J’espère que vous êtes convaincu toutefois de la véracité de mes capacités. Je n’offre pas toujours une histoire de fantôme au premier rendez-vous. »

Un sourire énigmatique ourla les lèvres d’Evelyn suite à la remarque de Bruce Wayne. Ah, les vivants manquaient cruellement d’imagination, mais pour sa défense, c’était aussi le cas de beaucoup de pratiquants de la magie noire. Ils étaient incapables de percevoir toute l’étendue créative que leur procurait leurs dons. Heureusement pour le nanti, Evelyn était une virtuose, un génie, une artiste. Il y avait peu de choses qu’elle ne pouvait accomplir tant qu’elle y mettait son cœur. Ou tout du moins ce qu’il lui restait de cœur. Le pauvre organe ne battait quasiment plus. Parfois elle se disait qu’elle pourrait tout aussi bien le placer dans une jarre sur son bureau, histoire de pouvoir contempler ce muscle creux si précieux pour le commun des mortels.

« Voyons mon cher, faites un peu travailler votre imagination. Voyez ce que j’ai conjuré pour vous ce soir, rien que pour vous donner un aperçu de ce dont je suis capable, rien que pour vous convaincre de mes capacités. »

Sans même le savoir, Evelyn jouait le jeu de Bruce. Elle avait toujours eu un sens du spectacle, du théâtral, après tout il s’agissait d’une danse macabre, pas d’un exposé macabre. Elle aimait se mettre en scène, elle aimait choquer, terrifier, mais aussi fasciner son auditoire et cette nuit encore, elle s’en donnait à cœur joie. Qu’y avait-il de plus satisfaisant que de transformer leur petite séance en un véritable ballet spectral ? Une valse que tous pouvaient passer aux bras de spectres rappelés d’entre les morts. Au moins avait-elle eu le bon goût de se contenter de fantôme. Elle avait eu peur que certains des invités n’aient une crise cardiaque si elle les présentait avec quelque chose d’un peu plus corporel. La chair décomposée, même préservée par magie noire, n’était pas au goût de tout le monde.

« Ce que je vous offre c’est d’avoir la mort de votre côté. D’avoir l’assistance de toutes les créatures qui hantent la nuit. De vous allier aux ténèbres. Je sais à quel point cela peut sembler… Fataliste et faustien. Mais je ne suis pas un démon et je n’en ai pas après votre âme. Pas pour le moment tout du moins. »

Il se laissait aller à la danse. Voilà qui la ravissait au plus haut point. Evelyn avait craint que derrière la façade du playboy ne se trouva rien d’autre qu’un businessman frêle d’esprit et facilement impressionnable. Elle aurait détesté le voir sangloter devant la première apparition fantomatique et encore plus se défaire à leur danse d’une autre époque. Un léger rire monta de la gorge de la nécromancienne suite à la remarque de son partenaire.

« Voyons. Vous pensez vraiment qu’ils se souviendront vraiment de ce qu’il s’est passé cette nuit ? Regardez-les, ils sont absorbés par leurs propres valses, par les spectres qui les entraînent dans la danse macabre. Ils ne prêtent nullement attention à notre conversation. Puis vous ne devriez pas sous-estimer la capacité de l’esprit humain à faire fi du surnaturel. Nombre d’entre eux n’auront que de vagues souvenirs de ce qu’il se sera passé ce soir une fois le soleil levé. Ils accuseront le vin, ou un jeu de lumière, un tour de passe-passe comme vous dites. » Elle afficha un instant un air dédaigneux.

Elle détestait que l’on puisse qualifier son art ainsi. Elle avait passé trop de temps à le parfaire pour cela.

« Ils oublieront tout, ou presque. Quelques cauchemars, quelques sueurs froides quand ils passeront près d’un cimetière, mais rien de plus. Certains chercheront peut-être à me retrouver, mais ils n’y parviendront que si je le désire. Non vous êtes la seule personne qui m’intéresse ce soir. Vous qui avez été touché par la tragédie et la mort. »

D’une main distraite, au toucher plus froid que la normale, elle caressa la joue de son partenaire de danse.

« Je suis une créature sans âge monsieur Wayne. J’ai vécu longtemps, en marge du monde des vivants. Mais cette ville m’a appelé à elle, de bien des façons. Je marche de nouveau parmi les vivants à cause d’elle. Mais je ne suis pas sotte, le monde a beaucoup changé et disons que j’ai besoin d’alliés. J’ai besoin de quelqu’un qui pourrait m’aider à mieux comprendre les vivants et vous êtes le candidat parfait. »

Quelques pas de danse s’enchaînèrent à nouveau, avant qu’elle ne se retrouve de nouveau plaquée contre lui, ses mains glissant un instant sur ses épaules.

« Vous avez tout. L’argent, la réputation et je n’en doute pas les connaissances nécessaires. Vous avez tout ce qu’il faut parmi les vivants, j’ai tout ce qu’il faut chez ceux qui ne le sont plus. Vous devez voir à quel point la situation peut nous être mutuellement bénéfique ? Si vous mettez vos ressources à ma disposition, je ferais de même. La rencontre de deux mondes en quelque sorte. L’immortalité même peut-être à votre portée. » Soupira-t-elle à son oreille.

Un éclat de rire suivit, ainsi qu’une nouvelle pirouette. La musique se faisait un peu plus endiablée, alors que les spectres et leurs partenaires envoûtés tournoyaient autour d’eux.

« Bien sûr, je ne peux pas nier le fait que vous soyez bel homme n’ait pas influencé mon choix. J’ai côtoyé trop de vieillards libidineux en mon temps. Et j’ai toujours eu un faible pour les orphelins et les enfants solitaires. Je suis une collectionneuse de choses abandonnées et brisées. Nous avons tous nos petites manies je suppose. Je suis curieuse de savoir quelles sont les votre. »

Le sourire d’Evelyn s’étira en un rictus condescendant. Bruce Wayne jouait-il un jeu à prétendre être un business man parfaitement honnête ? Ce genre d’homme que l’Amérique se vantait posséder mais qu’en sa longue existence la nécromancienne n’avait jamais rencontré. Peut-être était-elle donc tombée sur la perle rare, sur un individu de cette espèce mythique. Ou bien, comme elle le pensait, il jouait simplement les mijaurées, voulait la pousser à se montrer plus explicite, à révéler sa main avant qu’il ne révèle la sienne. Voilà une chose à laquelle elle était habituée, même si la plupart de ses interlocuteurs étaient trop déstabilisés par sa mise en scène macabre pour faire preuve d’autant de sang-froid.

“Voyons, la légalité n’est qu’une frontière trouble et je pense que vous le savez. Votre empire est trop vaste, trop complexe pour que vous soyez au courant de tous ses vilains petits détails. Je suis certaine que si vous fouinez un peu, dans des recoins qui n’ont jamais attiré votre attention jusqu’à présent, vous verrez que tout n’est pas aussi parfait que vous semblez le croire. Dénier la nuit, c’est dénier la réalité monsieur Wayne. Elle existe, elle est là, elle rôde et vous pourriez en avoir besoin plus tôt que vous ne le pensez. Surtout dans une ville comme celle-ci.”

Gotham, dans toute sa beauté gothique. S’il y avait une ville qui était hantée par les ténèbres, c’était bien celle-ci. Il n’y avait qu’à voir la folie qui rampait dans ses ruelles, qui recouvrait tout tel un chancre impie et venait imprégner le quotidien de tous ceux qui y vivaient. Même ceux qui habitaient dans des riches demeures, perchés loin de la fange du commun, n’étaient pas épargnés par cette brume de démence qui semblait à jamais posséder cette ville. C’était un lieu où Evelyn pourrait se sentir chez elle avec un peu de temps. Il y avait suffisamment de choses mortes et malsaines qui rampaient dans les ténèbres pour qu’elle y trouve sa place. Elle avait toujours eu un faible pour toutes ces créatures rejetées par la lumière, pour tous ces êtres honnis et brisés. Peut-être était-ce pour cela qu’elle avait décidé de jeter son dévolu sur l’orphelin qui lui faisait face… Même si elle peinait à trouver l’être qu’elle aurait voulu voir en lui en cet instant.

“J’ai cru comprendre que l’abus de substances était plus que courant ici, y compris à l’insu des gens. Je devrais prendre offense qu’ils pensent que cela n’est qu’une simple hallucination collective, mais ce n’est pas la première fois que l’on sous-estime mes dons. Vous l’avez plus ou moins fait quelques instants plus tôt et je vous l’ai pardonné.”

Elle-même avait pensé un moment inonder Gotham de son propre psychotrope. Rien d’aussi grossier que ce que les autres déments locaux produisaient. Non, cela aurait été quelque chose de plus ésotérique, quelque chose qui permettrait aux vivants d’expérimenter des souvenirs choisis avec soin des morts. Peut-être une autre fois. Quand elle aurait ses serres bien mieux plantées dans la chair de la ville.

“C’est là que vous vous trompez.” Répondit-elle d’une voix amusée. “Je ne suis venue vous voir avec une proposition monsieur Wayne, pas avec un ultimatum. Ce que j’offre, vous avez le droit de le refuser. Vous ne seriez pas le premier et je peux vous assurer que je n’en prendrais pas ombrage. Enfin, peut-être un peu. Aucune femme n’aime être éconduite. Mais je peux vous assurer que je ne me lancerais pas dans une vendetta à votre encontre.”

Des alliés récalcitrants étaient des traîtres en devenir. Elle ne le savait que trop bien. C’était pour cela qu’elle ne s’entourait que de morts la plupart du temps. Ceux-ci lui étaient complètement soumis et elle n’avait pas à craindre qu’ils lui enfoncent un couteau dans le dos. Métaphoriquement parlant bien entendu.

“Je suis unique en mon genre. Mais je ne suis pas un démon. Et si je suis une créature, je suis ma propre créatrice.”

C’était là un pieu mensonge. Trop d’êtres avaient essayé de manipuler la nécromancienne, de l’utiliser pour leurs propres fins. Son père avait payé le prix fort, réduit qu’il était à un spectre prisonnier de son propre crâne, un fantôme qui n’obtiendrait jamais l’immortalité qu’il avait convoité. Mais il y en avait d’autres qui avaient joué un rôle dans l’ascension de la dame des morts, qui l’avaient poussé sur le chemin qu’elle avait emprunté. Evelyn n’aimait pas penser à ces esprits qui rôdaient encore. Elle aimait se croire libre. La seule maîtresse de son destin.

Ces considérations ne se prêtaient toutefois pas au ballet festif, quoique funèbre, qu’elle avait organisé en cette nuit. La nécromancienne virevolta de nouveau, offrant une maîtrise sans âge d’une danse des plus démodée et qui pourtant, en cette sombre nuit d’octobre, trouvait tout son sens. Son rire cristallin résonna un instant entre deux notes.

“Quel est l’intérêt d’un partenariat commun ? Vous les avez probablement déjà tous expérimentés. Je suis une femme à nulle autre pareille, je me dois de vous offrir quelque chose qu’aucune autre femme ne peut vous offrir. Je pourrais devenir votre ombre, m’occuper de tout ce qui est trop ténébreux pour vous, en échange de quoi vous n’avez qu’à partager un peu de votre lumière.”

Une nouvelle métaphore, mais elle pensait bien que Bruce Wayne avait compris l’essentiel de sa proposition désormais. Il lui offrait un ancrage dans le monde des vivants, des contacts humains, des ressources financières, en échange de quoi, elle pouvait accomplir toutes les vilaines petites choses auxquelles il n’aimait pas penser.

“Le diable, vraiment ?” Elle haussa un sourcil et afficha une mine amusée. “Vous m’offenseriez presque monsieur Wayne. Je suis ma propre créature comme je vous l’ai dit, je ne sers aucune autre entité que moi-même. Oh, je ne suis pas complètement ignorante du diable pour autant. J’ai déjà eu des conversations des plus intéressantes avec certains de ses sujets.”

Plus que des conversations par moment. Il existait des démons qui partageaient son amour pour les choses mortes et pour le fait de les réanimer. Mais Evelyn n’était pas du genre à parler de ce genre de relations en détail au premier rendez-vous.

“Qu’est-ce qui vous fait croire que le diable enverrait quelqu’un vous rencontrer ? Vous avez des choses à vous reprocher peut-être ? Un sombre secret qui vous fait penser que vous finirez en enfer ?”

Evelyn s’arrêta de danser et fit monter ses mains de part et d’autre du visage de son partenaire, plongeant son regard dans le sien.

“Je me demande ce que je pourrais apprendre si j’interrogeais les morts de cette ville à votre propos. Mais ne vous inquiétez pas. Vos secrets sont en sécurité avec moi. Après tout je vous ai déjà fait part d’une partie des miens.”

Evelyn ne pouvait qu’imaginer ce que Gotham avait bien pu infliger à un jeune Bruce Wayne. Il y avait une folie dans cette ville, une démence rampante qui semblait se glisser dans chaque ruelle et étreindre le quotidien des habitants sans leur laisser aucune chance de s’échapper. Par bien des façons, la ville était un cimetière, peut-être était-ce pour cela que la nécromancienne se sentait si bien dans l’obscurité de ses rues, pourtant si loin de la demeure qu’elle avait abandonné en Angleterre. Il y avait des spectres là, des fantômes malfaisants qui attendaient leur heure, qui l’attendaient elle, elle en était certaine. Le meilleur moyen de dompter cette ville sauvage, ce monstre colossal était de passer par celui qui en était le prince, celui qui avait été modelé par ses rouages de chagrin, de pauvreté et de violence.

« Oh, pourriez-vous m’en dire plus ? Je connais une ou deux choses à propos des renaissances et je raffole des vilaines histoires. Nous n’avons fait qu’effleurer la vôtre et j’adorerais en connaître les détails. »

Bruce Wayne était un orphelin mais d’une certaine façon, il était toujours l’enfant de cette ville. Par bien des aspects, Gotham était sa mère, tout comme la nécromancie, cette magie impie et délétère, était la véritable génitrice d’Evelyn Blackwood. Tout du moins était-ce ce qu’elle imaginait, ce qu’elle voulait voir à travers son compagnon du soir. Les clefs de la ville, de son cœur sombre et de tous ses sinistres secrets… Mais peut-être qu’elle pourrait le remodeler aussi. Il ne serait pas le premier homme à renaître sous sa main, à devenir plus que ce qu’il était avant. Ou moins. Tous n’étaient pas d’accord quant à la valeur ajoutée des œuvres de la nécromancienne.

« Cela a-t-il la moindre importance ? » Commença-t-elle. « Si vous craignez qu’ils ne me viennent de quelques pactes avec des démons, n’ayez crainte, mon âme, ou ce qu’il en reste, est totalement mienne. »

Elle fit une pause un instant, comme pour contempler l’impact de sa réponse, avant de continuer.

« Disons que mes pouvoirs ont la même source que votre richesse. Ils viennent de ma famille, d’une prédisposition héritée de génération et génération de Blackwood, mais avant toute chose, ils viennent de mon travail acharné, d’années d’étude. Le talent est une fleur qui fane si facilement quand on ne prend pas la peine de l’alimenter avec suffisamment de dévotion. »

Evelyn pensa un instant aux autres homo magi qu’elle avait pu rencontrer. Oh comme leur destinée était fade en comparaison de la sienne. Leur magie lui avait toujours laissé un goût si insipide… Il lui manquait quelque chose, un je-ne-sais-quoi que seule une valse macabre comme celle de cette nuit pouvait apporter.

« Je n’en doute pas. Gotham est un flambeau ténébreux, qui attire à elle bien d’âmes torturées. Mais je ne suis pas comme toutes ces autres ombres et les lumières que vous pouvez m’apporter son nombreuses. »

Les mains sur ses épaules, Evelyn se redressa pour approcher à son tour ses lèvres de l’oreille de Bruce Wayne.

« Vous êtes le prince de cette ville. Vous en connaissez les secrets, ou en tout cas, vous pouvez les trouver et m’aider à les exhumer. Vous pouvez me faire rencontrer les bonnes personnes, me donner accès aux lieux qui m’intéressent. Gotham est un vaste cimetière aux tombes anonymes. Ses morts me parlent, ils sont nombreux, certains si anciens. Avec votre aide, je pourrais les mettre faire miens et qui sait, peut-être calmer par la même occasion la folie qui imprègne votre ville. »

Le passé sordide de la ville. Voilà ce que Bruce Wayne pouvait lui offrir. Sa famille était ancienne, ses connexions nombreuses. Il pourrait la guider sur toutes ces âmes qui erraient encore dans les tréfonds d’une telle mégalopole. Car Evelyn savait d’expérience qu’un tel lieu ne pouvait être bâti que sur une pile de cadavres.

« Si vous étiez pire que moi, vous n’en seriez que plus merveilleux à mes yeux. »

Elle plongea son regard dans le sien, comme si elle pesait la véracité de ses mots, comme si elle cherchait l’ombre de la mort au fond de ses pupilles.

« Je ne suis pas femme à me contenter du mondain et du banal. J’apprécie le terrible tout autant que le magnifique. J’ignore s’il y a quelque chose de sombre en vous monsieur Wayne, mais je serais ravie de le découvrir. »

Le baisemain et les paroles du milliardaire semblaient amener la fin des négociations, pour ce soir tout du moins. Elle lui avait donné tant de choses à digérer, à peser, de quoi peupler tous ses prochains cauchemars. Si tant est qu’un homme tel que lui rêva d’autre chose que la mort de ses parents.

« Une collaboration telle que celle-ci ne doit pas être entamée hâtivement. Prenez tout le temps qu’il vous faut. Mais je ne vous demande pas de m’abandonner toute votre existence, pas à moins que vous ne le désiriez. Je ne suis qu’une humble muse qui peut vous offrir des trésors de créativité, que vous n’imaginiez même pas. Voyez ce partenariat comme un escalier vers la postérité, quelle que soit la forme qu’elle puisse prendre. »

Evelyn recula d’un pas et conjura une pièce sombre au creux de sa main. Celle-ci était estampillée d’un crâne. La nécromancienne adorait la mise en scène.

« Si vous voulez me revoir, il vous suffira de vous rendre dans n’importe quel cimetière de nuit, en possession de cette pièce. Mes serviteurs viendront à vous et vous mèneront jusqu’à ma demeure où nous pourrons nous entretenir en toute tranquillité. Prenez votre temps pour réfléchir bien sûr, même si j’aimerais que nous puissions lancer notre collaboration avant que la vieillesse ne vous ait clamée. »

Elle plaça délicatement la pièce dans la main du milliardaire, refermant ses doigts pour qu’il ne la perde pas.

« Bien sûr, vous avez tout loisir de refuser mon offre. Je ne vous en tiendrais pas rigueur. Je serais simplement terriblement déçue. »

Bruce Wayne avait terriblement raison. Evelyn lui avait révélé beaucoup de choses en cette nuit, la plus invraisemblable peut-être, était la certitude qu’il y avait quelque chose après la mort, que les âmes des défunts pouvaient être rappelés de quelque part, qu’elles étaient une ressource pour ceux qui comme Evelyn savaient comment les exploiter. De telles certitudes, l’horreur qu’elles amenaient avec elles, sans parler de la crise existentielle sous-jacente, pouvait mettre à genou le plus résolu des hommes. Le milliardaire tenait le coup toutefois, s’était prêté au jeu, avait avalé la vérité macabre et amer qu’Evelyn lui avait présenté. Il en aurait presque réclamé plus, à moins qu’il ne s’agisse là que ce que la nécromancienne voulait voir.

« Bien entendu. Mais j’ai des trésors d’autres secrets à vous révéler, croyez-moi. Et c’est sans compter sur tous ceux qui sont à portée de mes mains, tous ces vilains petits secrets que leurs propriétaires ont voulu emporter avec eux dans la tombe. Vous n’avez pas idée de ce que l’on peut apprendre. »

Il suffisait de trouver les bonnes personnes, ou plutôt de trouver la bonne sépulture. Sûrement un homme d’affaire comme Bruce Wayne, et un orphelin de plus, pouvait voir tout ce que cela pouvait apporter. Mais Evelyn n’alla pas plus loin. Elle avait déjà présenté son offre, étalé tous les avantages qu’elle pouvait lui fournir. Il aurait été trop insistant de poursuivre encore. Gauche même.

Dans tout son orgueil, elle était convaincue que second rendez-vous il y aurait. Elle laissait peu d’hommes indifférents, à la fois par ses charmes ténébreux et suaves que par la promesse de l’immortalité ou du pouvoir. Ils venaient à elle tels des papillons attirés par une flamme noire et se brûlaient les ailes dans une étreinte glacée, pour devenir ses créatures. Ou tout du moins était-ce ainsi que les choses s’étaient toujours déroulées jusqu’à présent. Peut-être que son partenaire de danse allait la surprendre. Ah, quelle délicieuse perspective pour une créature immortelle, pouvoir être surprise.

« Bien sûr. Votre influence parmi les vivants. Contre mon influence parmi les morts. Cela me semble être un échange de bons procédés. »

Et il y avait une influence que seul un nom pouvait octroyer, surtout dans un milieu comme celui-ci. Evelyn était une lady, elle avait été une aristocrate et savait naviguer ce genre de milieu. Les américains avaient beau avoir jeté le thé dans les eaux des ports et pris leur indépendance, ils avaient leur propre noblesse : celle de l’argent, celle des noms anciens des fondateurs de leurs villes. Si le nom Blackwood avait eu une certaine importance dans l’Angleterre d’autrefois, aujourd’hui, à Gotham, il lui faudrait un Wayne.

« Laissez-vous tenter dans ce cas. Vous avez vu ce que je peux faire. Je suis certaine que je pourrais mettre à pied votre cirques de déments et de maniaques plus efficacement que votre homme chauve-souris. »

Même si celui-ci semblait être passé à des méthodes plus drastiques. Pour le plus grand plaisir de la nécromancienne. Plus il y avait de cadavres, plus elle avait de ressources à disposition et plus elle était intéressante pour nombre d’individus.

« Vous m’en voyez ravie. Je suis heureuse de voir que vous êtes ouvert d’esprit, malgré votre scepticisme initial. Mais je suppose que c’était à attendre de la part d’un américain et d’un businessman aguerri. »

N’étaient-ils pas tous à l’affût d’une opportunité ? Aussi sinistre puisse-t-elle être.

« Voyons, vous n’avez que quelques rides. Vous ignorez encore tout de la vieillesse, croyez-moi. J’ai côtoyé des créatures qui vous feraient passer pour un nouveau-né. »

Elle en faisait partie, mais cela, ce serait à lui de le découvrir. Elle espérait juste qu’il ne l’oublierait pas trop longtemps. Après tout, elle préférait pactiser avec un homme dans la fleur de l’âge, plutôt qu’avec une ombre sénile. Même si ces dernières avaient aussi leur intérêt.

« C’est fort aimable à vous. J’attendrais votre réponse avec impatience. Et ne craignez rien. Je ne suis pas femme à devenir discourtoise face à un simple refus. Je vous ai fait mon offre en toute honnêteté et ce n’est pas parce que vous ne désirerez peut-être pas me compter parmi vos alliés que je serais alors votre ennemie. Le monde est vaste. »

Et il n’en savait pas assez sur ses petits projets pour être une véritable nuisance. Puis s’il était aussi intelligent qu’elle aimait à le penser, il saurait que tenter de se dresser contre elle serait vain. Un sourire amusé aux lèvres, la nécromancienne laissa Bruce Wayne lui fausser compagnie et s’extraire de la danse macabre qui touchait à sa fin. Quand il eut quitté les lieux, la mise en scène pris fin, elle n’avait plus raison d’être. Les spectres furent rappelés à leurs tombeaux ou au-delàs respectifs, laissant les invités hagards et quelque peu perdus, certains ayant l’impression de s’éveiller d’une transe ou d’un cauchemar. Quelques-uns avaient même gagné quelques cheveux blancs.

Mais ils ne trouveraient pas la responsable de leurs frayeurs. Evelyn Blackwood s’en était reculée, se fondant dans les ténèbres, voyageant au-delà des mondes des vivants, dans des recoins de la réalité peuplés uniquement de fantômes et de goules. Il ne lui restait plus qu’à faire ce que les créatures immortelles et sans vie comme elle faisaient de mieux : attendre.