Joker and Shadows

Le soleil s’élève et enveloppe d’une douche chaleur cette partie du globe et ses habitants. Il chasse les ténèbres, met à jour les crimes de la nuit et ravive les souvenirs coupables de monstres et d’innocents. Assise dans un confortable fauteuil d’un jet privé, je profite pour apprécier les rayons du soleil. Je me surprends à rêver du passé et notamment tous ces moments qui m’ont amené à cet instant-ci.

Le visage de Bruce revient régulièrement. Si son corps ou ses traits ont bien changé au fil des années, son regard et sa voix restent les mêmes. Faux, me susurre ma conscience. L’homme que j’ai aimé la première fois s’oppose à celui de la veille. Ils ont la même chair, mais ils ont une âme différente. Je comprends, enfin, que cette nuit a été artificielle. Voire qu’elle a mis à mal une possibilité future, en soulignant une évidence dans le cœur du Chevalier Noir. Moi qui désire l’arracher à cette cage maudite, je l’y ai peut-être poussé davantage …

Je me tends, je retiens un grognement de mécontentement, je ravale ma frustration, je maitrise au mieux cette rage qui bouillonne au creux de mon ventre. A nouveau, le Puits a brisé mes rêves et mes espoirs. Durant une poignée d’heures, j’ai gouté à cette douce euphorie d’être comprise et soutenue par un égal et, surtout, j’ai pu nourrir de grandes et démesurées ambitions : combattre Lazare, devenir Léviathan, être la Reine du Démon. Mais tout est un mensonge, n’est-ce pas ? Car, aux yeux du Roi, je ne suis qu’une folle. Je le sais, maintenant. Je l’ai vu, de mes propres yeux. Son regard d’hier n’a rien à voir avec ses regards habituels. Nous ne pouvons être égaux que si nous nous baignons dans la même fange, même boue, même vice et même liberté. Sauf que ce n’est pas le cas. lui et moi sommes différents. Lui, sain, encore capable de se sauver. Moi, brisée, condamnée par l’Archer Vert, par mon père, par le Puits. Et quel homme saint d’esprit donnerait un quelconque pouvoir à un esprit corrompu ? Aucun. Doute, loyauté, paranoïa, ambition, espoir, euphorie, plaisir, colère s’entremêlent, formant un cocktail explosif. Je suis tendue.

La solitude pèse plus que jamais.

Un message arrive. Un assassin m’annonce l’arrivée de Ra’s Al Ghul. Par principe, je ne m’affiche pas auprès de grandes figures publiques. Je ne le fais que si les médias ou réseaux sociaux peuvent m’apporter quelques gains pour une mission ou pour un objectif. En l’état actuel, je n’ai aucune raison – ou besoin – de parader aux côtés de Bruce Wayne. Alors, je l’ai abandonné à ses fonctions d’homme d’affaires et je me suis occupée à rassembler les hommes, à donner des missions aux personnes ou aux groupes respectifs et à organiser le retour à Gotham City – du moins, en théorie. Cependant, durant ces préparatifs, j’ai reçu quelques rapports aussi étranges que ridicules de la ville natale de la Chauve-Souris.

La porte s’ouvre, je me tends et glisse inconsciemment ma main sur une arme à proximité. Lorsque je perçois le pas lourd familier de Bruce, je me détends. Un peu. Je suis encore tiraillée par toutes ces émotions, certitudes et fausses certitudes. Je ne sais plus quoi croire, qui croire, que faire ou quoi faire. À défaut de faire le tri dans ma tête ou mon cœur, je peux accomplir mon devoir de bras-droit.

- Bonjour, Ra’s Al Ghul.

Je me relève, salue respectueusement la tête de démon, renvoie les assassins encore présents dans cet espace exiguë et fais signe à l’hôtesse de l’air affiliée à ce vol de retourner dans son espace privé. Je ne sais pas encore ce que je dois faire après cette nuit. Ou si cette nuit a une quelconque importance pour lui. Est-ce qu’il souhaite oublier ? Est-ce qu’il le considère comme une leçon désagréable, mais nécessaire ? À moins qu’il est plus clément, et qu’il y a une possibilité tout autre.

- Nous allons décoller dans trente minutes.

Je n’ai pas à préciser que le CV et pédigrée de l’hôtesse, du pilote, du co-pilote ont été passés au peigne fin, que l’un d’eux est même sympathisant à notre cause, le soutenant aux mieux de ses capacités. Ce sont des procédures habituelles au sein de la Ligue. Si la sélection des assassins est impitoyable, le choix des prestataires de service ou des artisans et commerçants nous fournissant les biens est tout autant fait avec un grand soin. L’erreur n’est pas permise. Elle est payée uniquement par le sang. Telle est la voie des Ombres.

- Je veux parler de …

Je suis interrompue par un assassin. Je suis prête à fondre sur lui et son impertinence mais son regard apeuré m’incite à la patience et à la mesure. Il s’approche de moi et me susurre quelques mots. Il disparaît presqu’aussitôt. Quant à moi, je ne suis plus qu’une gargouille menaçante, patientant sagement sur sa corniche avant de s’écraser sur les pêcheurs. La situation se complique considérablement tant pour lui que pour moi. Et surtout, pour mon héritage.

Je ne pipe plus un mot.

Je ne sais plus quoi penser. Ou plutôt, je pense trop, ayant mille et une idées. Trop d’idées.

Codage par Magma.

Un fin sourire s’étire sur mes lèvres carmines. Si le Chevalier Noir est le maître de Gotham, je suis la maîtresse de la Ligue. Il a les informations sur sa ville chérie bien avant que nos assassins ne me les délivrent, j’ai droit à tous les secrets et murmures des ombres bien avant qu’ils n’arrivent à ses oreilles. Telle était la situation du vivant de mon père, telle est la situation en ce début de règne de la nouvelle Tête.

L’air ravi disparaît à la question de Bruce. Les images de la veille m’assaillent. Le désir me noue déjà les tripes, l’excitation exacerbe mes sens et Lazare échauffe mon imagination. Le barrage de la raison tente de maintenir ce surplus d’émotions et d’images par bien des méthodes. La logique est la première arme : les intérêts de la Ligue priment sur les exigences du cœur et du corps. La cruauté est la dague, celle que l’on plante quand toutes les armes nous font défaut : je suis la folle démoniaque qui se complait dans le vice, il est le chevalier menant une croisade contre les gens comme moi.

Est-ce qu’il est capable de me tuer ? Peut-être. Quel que soit l’affection, le respect, la méfiance ou la reconnaissance à mes capacités qu’il puisse porter à mon égard, rien n’est au-dessus de ses précieux idéaux. Est-ce que je suis capable de le tuer ? Techniquement, oui. Personnellement, la volonté manquera à l’appel. Cette fidèle compagne qui est toujours présente face à bien des dangers et situations désespérées manque constamment à l’appel face à cet homme. Dès lors, qu’est-ce que je veux savoir exactement ? Qu’est-ce que je peux demander que je ne sais pas déjà ?

- Lazare ne crée pas les monstres et les anges dans nos âmes. Lazare les révèle et les met à nu.

Je profite pour m’approcher et déposer une main sur sa poitrine, là où se trouve le cœur. Le geste est tendre, certes, mais nullement désintéressé. Je suis un assassin, avant tout. Le corps est important, il est mon repère. La tension des muscles, l’odeur et la quantité de la sueur, les mouvements oculaires, les frémissements légers des narines sont mes données principales sur ma cible, ses vérités et ses mensonges. L’affaire est d’autant plus aisée si je suis proche avec ladite cible. Et c’est le cas avec le Chevalier.  J’en connais chaque courbe, chaque expression et bien des tics et des habitudes. Evidemment, la réciproque se vérifie. Moi, je tremble, prise entre le marteau d’idées paranoïaques et folles et l’enclume d’une raison froide et logique.

- As-tu apprécié, ou détesté ?

Je n’ai pas l’indécence de l’interroger sur notre soirée et sa signification. Je me suis engagée dans cet échange en toute connaissance de cause. Ce fut un corps-à-corps brutal avant tout, et non un échange à cœur ouvert comme notre première nuit. Ce qui m’intéresse véritablement est de connaître son point de vue sur ce qu’il a été et ce qu’il peut être. Et les conséquences de cette nuit sur ce que nous sommes – car il y en a toujours. Ceux qui clament qu’une nuit ne représente rien, si ce n’est du fun, sont des inconscients vivant dans le déni à mon plus humble avis.

- Maintenant, tu connais la force et la malédiction de Lazare. Tu as la possibilité de te rétracter des promesses faites à moi.

En dépit de toute ma force, ma voix laisse entendre tant mon impatience que mon appréhension. Est-ce que je suis condamnée à porter ce maudit fardeau seule et toute ma vie ? Est-ce qu’il n’existe donc aucune échappatoire à s’en débarrasser, ou à en faire une belle force ? Car cette instabilité émotionnelle est la raison même pour laquelle je ne peux pas aspirer à davantage. Ou, du moins, je le crois. Est-ce que la prédiction de ma tendre mère incluait ce paramètre ? Si oui, alors tout va selon un plan invisible mais inébranlable. Si non, alors tout a été compromis par ce monstre vert et liquide.

- Quelle que soit ta décision, je compte accomplir ce qu’il faut. Tu m’as insufflé ce … rêve fou. Et je suis assez folle pour y courir derrière. Grâce à Lazare.

Codage par Magma.

Est-ce que j’apprécie ou déteste les eaux de Lazare ? La réponse varie selon les jours et mes humeurs. D’une part, cette puissance m’a accordé une liberté inestimée et insufflée une passion inépuisable vis-à-vis de mes idéaux ou de mes amours. D’autre part, elle m’a amputé de précieuses compétences et qualités, nécessaires pour la bonne conduite desdits projets désirés et rêvés ou pour tenir aux côtés d’hommes comme Bruce.

A nouveau, il impose la distance. Le geste ne m’attriste pas, ne me frustre pas. Cette nuit peut autant signifier mille et une choses que rien. Nous ne nous sommes engagés à rien. Je n’ai été qu’un exutoire aux démons enfouis de Bruce et une gardienne de chair et de sang à la folie libérée du Chevalier Noir. Qui, hormis moi, peut véritablement maîtriser un homme comme Bruce, tourmenté par des eaux maudites ? Ses amis useront de sentiments, ses ennemis riraient à gorge déployée. Et des deux, il ne restera qu’un amas de cadavres, au pire, ou des cœurs brisés à jamais, au mieux.

- Apprécier et détester d’apprécier … Oui, c’est exactement ce que je ressens. Souvent. Quoique, un peu moins au fur et à mesure que les années s’écoulent, que je maitrise ça.

Je suis bien songeuse. Il me tire de mes rêveries – ou cauchemars – avec un baise-main. Nulle flamme destructrice ou passion dévorante au fond de ses prunelles, seulement le conflit entre sa morale et Lazare et l’affection d’un homme pour une femme aimée jadis et forte aujourd’hui. Je ne peux pas l’aider. Il a à mener ce combat bien seul. Je ne peux que lui fournir des boucliers ou des armes.

- Sous l’empire de mon père, j’ai été sa championne. Quiconque me battait avait droit d’être considéré comme un possible héritier à ce trône et époux à mes côtés. Seuls deux hommes ont réussi : toi et l’Archer Vert. Et tous les deux avaient refusé … jusqu’à ce que tu reconsidères ton refus. Alors, mon bien aimé, qui suis-je dans ton nouvel empire, exactement ?

Je doute, sincèrement, qu’il suive le même chemin que mon père. En prime, ce n’est pas dans son intérêt qu’un homme mette à mal son nouveau trône en me battant – et en me mariant, au passage. J’ai bien des allures d’héritière, étant donné que j’ai droit de commander. Mais j’ai tout autant cette casquette d’élève, attendant sagement une réforme inconnue. Est-ce suffisant, sur le long terme, avec ces ombres ?

- Si tu veux que je puisse t’aider, je dois être différente des autres. Au-dessus d’eux et toujours à tes côtés. Es-tu véritablement prêt à m’accepter, maintenant que tu sais ce que je suis, que tu as gouté à mes propres démons ?

Les voyants s’allument. Les demandes tombent. J’inspire profondément, m’assois, me saisis de ma tablette et pianote tranquillement dessus.

- Aujourd’hui, tes ennemis sont organisés et ton empire est divisé. La manœuvre peut venir autant de l’extérieur, comme le Joker ou Bane, que de l’intérieur, comme ma sœur. Les deux menaces peuvent ou risquent de faire alliance contre toi.

Mon visage se crispe lorsque je vois quelques images des faux assassins. Que des amateurs !

- Si nous désirons nous battre sur deux fronts, nous avons à nous diviser. Or, je ne sais pas si nous pouvons nous permettre une telle chose. Si nous nous concentrons sur un seul front, le choix est donc important : si nous nous trompons, le véritable ennemi aura champ libre, nous aurons épuisé nos forces et nous serons piégés.

Je tapote tranquillement, à rythme régulier, l’écran de la tablette.

- Si nous désirons nous battre sur deux fronts, nous avons à nous diviser. Or, je ne sais pas si nous pouvons nous permettre une telle chose. Si nous nous concentrons sur un seul front, le choix est donc important : si nous nous trompons, le véritable ennemi aura champ libre, nous aurons épuisé nos forces et nous serons piégés.

Mon doigt se fige. Une idée jaillit.

- Toute action que tu vas entreprendre doit servir les intérêts de la Ligue. Prouve aux assassins, aux tiens comme à ceux de ma sœur, que tes actions ne servent pas que les intérêts du Batman mais également les idéaux de la Ligue. Ainsi, tout en faisant tomber tes ennemis, tu gagnes la légitimité nécessaire.

Evidemment, la théorie est belle, il manque le concret. Je ne tarde pas à reprendre la parole.

Codage par Magma.

 
Bruce réduit à néant la distance entre nous et remplace le contact froid et glissant de l’écran de la tablette par celui de son chemisier aussi doux que chaud. Il m’invite, ou me force, à un nouvel face-à-face. A cet instant, il est l’instigateur, pourvu de son libre-arbitre. Du moins, il le croit. Lazare est l’ennemi ultime. Il se glisse dans les tréfonds de notre âme, ravive les passions brulantes, exacerbe les rancunes. Les relations en pâtissent. Pour certains, Bruce sera un leader aussi ardent que charismatique. Pour d’autres, il sera un fou, déconnecté de la réalité de ce monde. Sa question vis-à-vis de ma maitrise n’est qu’une preuve supplémentaire de son ignorance.
 
- Saint Petersbourg est encore debout, mon bien-aimé.
 
L’homme d’hier ne savait rien de Lazare. L’homme d’aujourd’hui sait suffisamment. Là où il n’a bu que quelques gouttes, j’ai été plongée totalement. J’ai appris à apprivoiser cet animal, en le laissant sortir le moment opportun et en acceptant l’idée que je n’ai pas toujours le contrôle. Lui aussi, il apprendra. La tache sera plus aisée pour lui.
 
Je n’ai pas à développer davantage. Ces quelques mots suffisent. Pour les vieux acolytes du Batman, nous avons évité un désastre. Pour les gens de la Ligue, nous avons manqué une opportunité de libérer une ville de sa souffrance et de son vice. Tous les éléments étaient en notre faveur : un peuple las et fatigué, des politiques corrompues assemblées sous notre toit, un homme puissant mis à genou ! L’essence était répandue, il ne manquait plus que l’étincelle. Or, elle a été étouffée par moi. De mes mains. De ma bouche. De mes seins. J’ai fait preuve d’humanité ou, plus communément, de faiblesse.
 
Il me dévisage longuement, en détail. Je reconnais ce regard. Je devine ses pensées. Je ne souris pas, je ne boude pas. Qu’il m’admire et me craint de tout son soul, qu’il s’inquiète et désir tout autant.
 
Si je le pousse à affronter ses propres démons et doutes, il est en de même pour lui. Ses questions et ses interrogations révèlent mes propres limites morales. Si je ne regrette ni mes actes, ni celle que je suis devenue, je suis lasse de cette situation – une arme redoutable mais une simple arme. Je suis prête à embrasser un nouvel avenir. Il n’est pas question d’être la meilleure – je le suis déjà dans mon domaine – ou d’avoir une morale – je les ai enterré à mon premier meurtre. J’aspire à davantage.
 
Je veux être différente.
 
Myriade. Léviathan. Fille, amante et mère des Démons. Reine. Main. Des noms, encore des noms, mais qui se rejoignent tous à une même finalité : la puissance. Mon père a piétiné sur ce potentiel, en martelant que mon sexe est une faiblesse. Mon amant a nourri cette graine malmenée, en me donnant le droit d’exiger et d’essayer. Or, est-ce que je peux espérer atteindre ces sommets insoupçonnés si cet homme est autant un partenaire qu’un rival ? Non. Il ne faut pas juste crever un abcès : il faut une entente.
 
Tu attends autre chose, de moi.
Oui, j’attends davantage.
 
- Jusqu’à ce jour, soit nous prenons à Ra’s Al Ghul à nos risques et périls, soit nous attendons qu’il donne. Il n’est pas dans mes habitudes de souhaiter. Mais tu m’y pousses.
 
Une compagne. Une Reine. Une Main.
Non, car il a déjà sa reine et ce n’est pas moi.
 
- As-tu envie que je sois ta compagne, ta reine et ta main ? Si je le souhaite, qu’en est-il de toi ? Si je peux être ta reine, accepterais-tu que je révèle tout ton potentiel ? A moins que c’est à moi d’accepter toi et tes entraves.
 
Place. Sang. Hurlement. La part des choses.
Oh, Bruce. Oh mon bel ami. Qu’il est agréable d’être enfin comprise. Et être vue.
 
Mon regard s’enflamme au fur et à mesure qu’il parle, qu’il tire ma main vers son bas-ventre. Je ne joue pas, je ne m’accommode pas. Je réponds à mes propres envies. Du bout des doigts, je me fraie un chemin sous sa chemise et joue sur sa peau nue.
 
- A ma renaissance, j’en ai voulu toi et la Flèche Verte. Toi, pour m’avoir abandonné et mis à mal la Ligue. Lui, pour avoir m’avoir condamné à être esclave de Lazare. Or, regarde-moi. Je n’arrive pas, mon bien-aimé. Tu es ma faiblesse, tu es mon entrave, tu es ma raison. Jusqu’à hier, tu étais le gardien.
 
Cette fois, je m’amuse avec la boucle de la ceinture, mais sans véritablement libérer l’homme.
 
- Aujourd’hui, tout est différent. Est-ce que je saurais faire la part des choses ? Je ne sais pas. Est-ce que je saurais rester concentrer ? Je ne sais pas non plus. Mais je sais que dorénavant ces questions s’appliquent autant pour toi et, surtout, cette nuit m’a prouvé que nous nous complétons dorénavant. Que nous pouvons mutuellement nous libérer de Lazare, un jour.
 
J’approche mon visage du sien, mêlant nos souffles mais sans briser cette dernière barrière.
 
- Voici la première confidence d’une condamnée des Puits. Lazare se manifeste lorsque nous souffrons ou qu’autrui souffre profondément, mon bien aimé, que ce soit moral ou physique. Plus la souffrance est grande, plus son emprise est terrible. Mais quoi qu’il arrive, quoi que tu fasses, et quelle que soit la distance, tu pourras toujours compter sur moi pour ce démon, Bruce. Toujours.
 
Ce démon invisible est l’ennemi ultime. Il emprunte notre corps, il joue de notre esprit, il ne distingue ni le mal, ni le bien, et il met en danger l’œuvre d’une vie. Si un certain attachement au Batman me pousse à une telle solidarité, l’instinct de survie m’y pousse tout autant. L’emprise de Lazare sur mon père a donné naissance à la Ligue. Son emprise sur moi a failli détruire cette œuvre à tout jamais en allant en vendetta contre des puissances phénoménales. Bruce est différent de mon père, de moi. Bruce sera bien, bien plus dangereux pour tous.
 
Absolument tout le monde.
 
- Gotham à toi. Starcity à moi. Metropolis à nous.
 
J’annonce, je décide.
 

 
Je conclus. J’attends patiemment ses réactions.
Championne, partenaire, co-détenue, reine, main … qui suis-je, très cher Bruce ? Allez, dis-le moi.  
 

Codage par Magma.

Ses paroles ne me blessent pas. Je sais que son tendre cœur appartient déjà à une autre. Elle ne se nomme pas Talia, Selina ou tout autre demoiselle aux belles notes en a. Elle est grande, capable d’écraser ou d’avaler son plus grand admirateur d’une bouchée. Elle est grouillante et fourmillante de maladies, pire qu’une catin en fin de carrière. Et elle est sale, extrêmement sale, à vous anesthésier l’odorat. Elle est le vice que la Ligue a toujours convoité, mais n’a jamais réussi à contrôler – ou à éradiquer. Elle se nomme Gotham.

Malheureusement, la ville malade a perdu son solide amant. Il n’est plus la seule entité dans cette prison de chair et de sang. Lazar va valser dans les couloirs sinueux de l’esprit de Bruce, ou encore jongler allègrement avec des émotions fortes et destructrices. Il ne va plus pouvoir supporter qu’on souille sa dame ou qu’on la fasse hurler de douleurs. Si l’emprise du puits n’est pas aussi puissante qu’elle ne l’est avec moi, elle n’en reste pas moins présente. Elle frappera lorsqu’il s’y attendra le moins, lorsqu’il baissera un tantinet sa garde.

Qu’il ne craint rien, car je guetterais.
Après tout, je suis la démone des multitudes, celle qui s’enracine partout.

Je me love contre sa main et le fixe d’un regard où sentiments et raisons s’affrontent furieusement. J’ai envie de croire, mais je sais que je ne peux pas. Mes longues années au sein de la Ligue m’ont prouvé que même le plus droit des hommes peut faillir. Il y a toujours plus important qu’une vie – incluant sa propre vie. Le sang, la puissance, la richesse … ou Gotham, dans ce cas très précis. Quoi que je fasse, quoi que je dise, quoi qu’il se passe entre nous, il lâchera tout pour sa terre natale. Pourquoi ? Je ne saurais pas dire.

Reine. Je le suis tant qu’il est Roi, ou tant que son sang est assis sur le trône – ou se prépare à s’y asseoir. Dès qu’il abandonnera ce titre, les conflits intestinaux reprendront. Car la Ligue reste encore très conservatrice, rattachée à des croyances et rites séculaires. Lui et moi ne pouvons pas tout changer sur une seule et unique génération, qu’importe son génie, qu’importe ma propre influence. Dans ces instants-là, l’envie de créer mon propre groupe refait surface. D’ordinaire, j’enterre aussitôt l’idée. Or, là, la possibilité est présente.

Garantir le futur de la Ligue.
Devenir Léviathan.  
Accomplir mon destin, et ma prophétie.

Le plan se déroule lentement, mais sûrement sous le tendre regard de Bruce.

- Camarade. Il y a bien longtemps que je n’ai pas été appelée ainsi. Très longtemps.

La gamine que j’étais refait surface. Elle a perdu son innocence en même temps qu’elle a planté le meurtrier de sa mère. La jeune assassine prend le relais. Elle supporte les tâches les plus ingrates patiemment, est brisée sous les coups de son propre père. L’inexpérimentée laisse sa place à la fille du Démon, celle qui se relève dans la douleur, couverte de son sang et de ceux de ses adversaires.

Bruce est un aparté à ce cycle de violence, douleur et sang. Il amène la graine de la discorde dans mon esprit, me faisant miroiter une nouvelle Ligue, m’ouvrant les yeux sur les notions de bien ou de mal ou de moralité ou encore m’offrant une once de compassion. Cette première et brève rencontre a suffi pour sceller nos destins respectifs : incapable d’être ensemble, mais tout autant de s’entretuer définitivement.  

Les souvenirs s’enchainent pêle-mêle.

- Tu parles beaucoup des espoirs que tu nourris pour moi et pour la Ligue. Qu'en est-il de tes espoirs, de ton futur, de tes propres envies ? Parles moi de toi, Bruce.

Ces paroles prononcées sont presqu'une supplique. Pourtant, je doute qu'il cède ainsi à ma demande. C'est trop, à nouveau. L'homme est avare de mots et de bavardages. L'actio est ce qui le définit. Je n'ai qu'à m'avancer de quelques centimètres, vers ses lèvres, pour imposer un silence et démarrer un chaos d'une tout autre nature.

- Je suis ta main, celle qui marquera tes ennemis de ta marque. Je suis ta succession, celle qui perpétuera une vision qu'on construira ensemble. Je suis ta camarade, ma lame est à ton service comme la tienne sera à la mienne. Tant que tu es Ra's Al Ghul. Tant que tu portes la malédiction avec moi.

Nous avons des idéaux tranchants, mais nous ne sommes pas des romantiques perdus. Nous connaissons la réalité de ce monde et, surtout, nos caractères et ambitions respectifs.

- Tu me désires, tu me veux. Je le vois au fond de tes yeux. Je le sens sous ma main.

Ses poumons qui se gonflent et se dégonflent rapidement, son cœur qui tambourine ... Il s'impose une discipline de fer.

- Alors pourquoi est-ce que tu me résistes autant ? Que crains tu exactement, mon bien-aimé ?

J’ai mes soupçons, mais je veux entendre de sa propre bouche.

Codage par Magma.

Les dix ans que j’ai passé outre-monde m’ont servi d’horizon, Talia ». Ces paroles sont un premier coup de massue. Je trouve bien des réponses à mes questions. Là où il a manqué que deux ans sur ce monde, il a en a vécu une dizaine ailleurs. Il a grandi et mûri durant ce laps de temps. Il a vu et vécu autant d’atrocités que de belles choses – davantage des premières que des secondes. Le retour au bercail n’a pas été facile, entre la mort de ce cher Jason et de son estimé Alfred. Je comprends mieux ce changement drastique de personnalité et de méthode. Les informations tombent au compte-goutte, mais elles tombent. Je les récolte très précieusement.

- Etais-tu seul durant ces dix ans ?

Est-ce qu’il a obtenu une aide sur cette terre inconnue ? Si oui, était-ce un autochtone ou était-ce un membre de la Justice League ? Si non, est-ce qu’il a bataillé seul ? Plus important, est-ce que ses proches et ennemis étaient dans cet univers alternatif ? Si oui, étions-nous similaires ou étions-nous très différents ? La Ligue a effectué bien des recherches sur ces théories spatio-temporelles, dans l’optique de prendre avantage d’une telle connaissance afin de prédire un avenir, de mener des expériences outre-monde, d’étendre son influence et avoir un avantage certain ou encore piller les connaissances des autres mondes pour notre avantage. Autant dire, il y a des enjeux réels, qui se sont confirmés avec l’avènement du Flash ou encore la crise du multivers.

Je doute que l’enfant mutin répond à ma question. Je ne force pas. Bien que je sois une fine lame, mon talent réside dans l’infiltration. Je patiente, je guette, j’observe et je plonge dès qu’une ouverture se présente à moi ou dès que l’ennemi ou l’allié présente une patte blessée. Je suis prédatrice avant d’être proie et, surtout, je suis une furieuse combattante. Je préfère crever que de changer les rôles, de quitter le haut de la chaine de pouvoir et d’influence. Si un jour, quelqu’un – autre que Bruce ou mon père – me déloge, il a tout intérêt à s’assurer que je sois morte – cendre éparpillée aux quatre vents. Autrement, je vais revenir et je vais lui réserver un sort bien pire que les tréfonds de la Fosse.

Il rouvre sa bouche, Ra’s Al Ghul.

Il est au bord du précipice, dit-il.
Nous pouvons être les funambules, avançant tranquillement sur cette fine corde raide.

Il ne peut pas remonter à la surface, dit-il.
Il suffit d’empile le cadavre des ennemis et des faibles, et de se hisser avec leurs os jusqu’au bord.

Il est question d’amour, dit-il.
Je n’ai pas exigé son amour absolu. Je peux être sa reine de nuit, qui s’éclipse à la lueur du jour.

Enfin, et plus important, il se trompe sur son amour. Il n’aime ni cette femme, ni une autre, ni moi. Tout son cœur tendre et brisé appartient à Gotham City. Pour cette ville, il est prêt à sacrifier tout, jusqu’à son humanité. Pour ces murs bétonnés, il a troqué sa cape de Chevalier Noir pour celle de Ra’s Al Ghul. Il l’a fait alors que tout le monde, à l’exception de moi, lui ont surement dit de ne pas le faire. Je doute que la belle Justice League, toute brillante et rayonnante, a apprécié sa décision. Je doute que la Bat Family a accepté sagement et docilement ce revirement de situation. Enfin, et plus important, je suis certaine que sa jolie Cat n’a pas daigné à comprendre. Si elle l’avait compris, elle serait là, à ma place. N’est-ce pas ?

J’aimerai lui cracher toutes ces vérités vénéneuses à la figure mais je sais qu’elles ne m’apporteront rien si ce n’est sa méfiance et son dégoût. Or, je dois profiter de cet espoir qu’il nourrit pour moi, je dois saisir cette chance de prendre ce dont j’ai besoin pour accomplir ma destinée, de tenter de basculer et toujours la balance vers moi.

Il est encore plus tendu, attendant les flammes de mon enfer. Est-ce que je suis déçue ? Il y a déception, s’il y a de grands espoirs. Il n’a jamais rien donné pour nourrir ces derniers. Est-ce que je vais m’énerver ? Non. Jadis, j’aurais pu être plus expressive ou assez prévisible – l’un des désavantages d’un caractère très froid, maitrisé et calculateur. Aujourd’hui, je suis tout le contraire, aux humeurs aussi variables que les courants de ce monde.

- Nous pouvons être des funambules, au-dessus de ce précipice. La Ligue offre cette possibilité. Et si tu tombes, je m’assurerai de te trouver, ou te construire, ton échelle pour remonter. Je suis ta camarade la plus loyale au milieu de la nuit.

Je me saisis de sa propre main et m’adonne à son jeu. Je la glisse sur mon bassin, je la dirige vers une fesse.

- Ra’s Al Ghul n’appartient à personne. Ni toi, ni ton prédécesseur n’ont été assujetti à quiconque. Mais Ra’s Al Ghul peut avoir une reine ou plus. Une reine de la nuit. Une reine du jour. Une reine éphémère qui s’éclipse devant l’éternel. Mais …
Je me saisis de sa nuque et l’agrippe attentivement.

- J’obéis aux règles de la Ligue. Personne, absolument personne hormis toi n’a le droit de m’égaler ou de m’éclipser au sein de la Ligue. J’accepte que tu aimes une autre, tant que cet autre ne me fait pas de l’ombre au sein de la Ligue et qu’elle ne remet pas en cause la promesse que tu m’as faite, celle que je serais reine après toi. C’est important que tu le saches.

J’ai appris qu’il faut être fort, ou crever. La faiblesse n’est pas une option.

- Tu penses que si tu cèdes, tu vas tomber. Qu’en est-il de moi ? Et si, au contraire, céder signifie m’extirper de mon gouffre. Tu n’en sais rien. Je n’en sais rien. Tu spécules, j’en souffre, voilà tout.  

J’avoue franchement, révélant autant la vulnérabilité que l’impatiente.

- Après cette nuit, combien de temps comptes-tu me fuir ? Je ne parle pas uniquement de l’hôtel. Je parle de la coupe que tu as bue. Je te parle de Saint Pétersbourg que nous avons failli mettre à feu et à sang. Je t’ai empêché d’aller plus loin, Bruce. Je t’ai retenu au bord de ce précipice. Je suis l’une des rares, ou la seule, à être capable car je te comprends, car je partage la même tare maintenant, car je suis loyale à Ra’s Al Ghul avant d’être loyale à moi-même et mes propres ambitions.

Ma poigne s’assouplit et se perd dans sa chevelure.

- Mettons fin à cette souffrance inutile. Jusqu’à ce que le jour se lève, profitons de notre nuit. Apportons la peur à nos ennemis, le renouveau à nos ombres, cédons à l’appel de l’un et de l’autre. Et lorsque cette longue nuit sera terminée, je reste dans mes ténèbres avec cette nouvelle philosophie que nous aurons construit ensemble, et tu retourneras à tes lumières. Je te le promets car il n’y a que liberté et flamme dans mon monde. Scellons cet accord d’un baiser, camarade.

Mes lèvres frôlent les siennes, mais sans oser s’apposer brutalement. Il doit décider. Là, la balance joue, prête à flancher. Un refus veut dire qu’il se joue de moi. Un accord veut dire qu’il se lie bon gré, mal gré. Cependant, que suis-je en comparaison de la malédiction de Lazare ?

Codage par Magma.

Son baiser ravive les passions et réduit au silence les ambitions. J’oublie ces mondes corrompus. J’ai soif de ses lèvres, de son corps, de son souffle. Si la folie furieuse de la veille a disparu, la fièvre persiste. Je sais qu’elle est ma place en son monde, comme il sait quelle est sa place dans la mienne. Depuis bien des années, nos chemins ont pris bien des directions. Tantôt parallèles, nous vaquons à nos occupations respectives. Tantôt croisés, nous cherchons quelques compromis pour un intérêt commun. Tantôt contraires, nos fers s’entrechoquent et les coups partent jusqu’à la déclaration de la trêve. J’ai compris qu’il est impossible que je lie son destin au mien ainsi qu’à celui de la Ligue. J’ai fait un choix, le choix le plus évident au vu des circonstances, de notre passif et, surtout de nos relations respectives.
 
La Ligue.
 
Le pantalon tombe.
 
- Je veux que ton âme brille de mille feux, Ra’s Al Ghul. Eclairez un monde juste, réduire en cendre un monde pourri.
 
Est-ce important qu’elle brille dans mes bras ou entre d’autres bras ? Nullement. Tant qu’elle accomplit son devoir et, surtout, la prophétie. Héritière de coutumes ancestrales et désuètes, mes mœurs diffèrent de ceux de cette époque-ci et même de ceux de Bruce. Je prie l’ambition et le feu. Je crois aux songes, aux démons et aux prophéties. L’amour ou la science ne sont que des outils pour atteindre un but ultime qui transcende les générations, qui me dépasse tout autant. Je ne suis qu’un fil dans la grande tapisserie de la destinée. O, j’aimerai être la tisserande – Léviathan – mais j’ai encore un très long chemin à parcourir.
 
- Le plaisir est compatible avec l’amour et le devoir, amour et devoir ne font pas bon ménage. Tant que je ne change pas, je saurais accomplir mon devoir. Dans le cas échéant … j’ai changé. Et alors, je ne sais pas, mon bien-aimé. Personne ne le peut, pas même toi.
 
Mots susurrés alors que je suis assise sur lui, à subir caresses et baisers – ou à lui prodiguer. Il a cédé à ses désirs, alors j’y réponds. Aujourd’hui, il est maitre de ce choix et non victime du fantôme de Lazare. Je ne vais pas aimer un démon, mais un homme. Cependant, est-ce si différent ? Ils sont les deux facettes d’une même personne. Lazare ne crée pas : Lazare exacerbe, libère, profane.
 
La machine sous nos pieds gronde de plus belles, prête à prendre son envol – à moins qu’elle n’ait déjà pris le dit envol. Enivrée par ces lèvres et cette peau, j’oublie temporairement l’environnement. Ce n’est pas de l’insouciance ou de la négligence. Je sais que je n’ai rien à craindre à cet instant-ci. L’accord est clairement énoncé avec le Chevalier Noir – un nouvel accord, un énième accord dans nos existences –, l’avion a été passé au peigne fin et le personnel a été sélectionné soigneusement. Les seuls risques sont le temps hasardeux ou un avion de chasse. La probabilité est là mais infime. Alors, je peux soupirer, gémir ou crier entre ses bras, les yeux fermés, les sens galvanisés par le plaisir et non le danger.
 
Le brun revient et acte ledit accord. Je me saisis de sa main, j’accepte la pression sur mon cou et supporte son regard. J’écoute ses menaces, je le jauge d’un regard, j’inspecte son âme. Il ne ment pas, il ne bluff pas. La curiosité me tenaille, l’envie d’explorer davantage ces fonds chaotiques m’étreint. Il a changé, bien plus changé que je ne le pensais de prime abord. Jadis, il n’aurait jamais envisagé la Mort. La drapée noire a toujours été sa limite infranchissable. Elle a été la personnification de son humanité et, surtout, de sa moralité barbouillée par sa barbarie, ses péchés passés et ses magouilles.
 
Un fin sourire s’étire sur mes lèvres.
 
La jalousie est estompée. Il y a bien plus d’espoirs que je ne le pensais. Il y a bien une petite fenêtre d’opportunité pour qu’il reste Roi de la Ligue, qu’il cède à l’appel du pouvoir et, surtout, qu’il devienne définitivement Ra’s Al Ghul. Quant aux amies, elles vont faillir à leur rôle de boussole morale. Selina Kyle n’a aucune réelle loyauté si ce n’est à elle-même ou l’argent. Je n’ai pas à me tremper dans une quelconque affaire pour qu’elle tombe : elle sait se condamner toute seule. Diana Prince – je devine l’attachement, car jamais je n’ai d’avertissement pour son cher Oliver ou Superman – est une déesse : elle ne connait pas notre langage, elle ne saura pas lui parler lorsque tout tombera en miette, lorsqu’il sera au fond du gouffre.
 
Car toute transformation suit un processus de destruction et de renaissance. Bruce n’a pas terminé son propre processus. Quelque chose a été détruit, quelque chose de nouveau peine à renaitre. Belle chrysalide drapée de noir, infestée de Lazare, j’ai hâte de découvrir qui tu vas devenir. Est-ce que j’ai la chance d’apporter mon fil de soi à ce cocon ? Est-ce que je peux être une tisserande, ou un léviathan à cette nouvelle destinée ?
 
Sa main quitte mon cou et s’égare sur mon sein. A l’image de sa caresse, ses paroles sont plus douces. Les promesses tombent par cascade. Le sourire s’agrandit davantage, le regard s’illumine d’un intérêt croissant. Les idées s’implantent dans mon esprit. Enfin, et plus important, une question s’impose : qu’en est-il de ma prophétie ? Si la réforme de la Ligue est de la responsabilité de Bruce, quelle est ma propre responsabilité et, surtout, envers qui ou quoi ? Si la Ligue n’est pas ma destinée, alors qui doit y régner ?
 
Fille. Mère. Amante. Et ma destinée.
 
Ma main se pose sur la poitrine de l’amant en peine. Un souvenir le hante, rouvre de vieilles blessures. Je le vois dans l’éclat de sa pupille, je le sens entre deux battements de cœur. Un tissu doux se glisse sur ma nuque, me force à me rapprocher davantage jusqu’à compresser ma poitrine. Pensive, rêveuse, lascive, la langueur prend le pas sur la violence fiévreuse.  
 
- Imprimons cet accord sur nos corps. 
 
L’accord est conclu. Nul besoin de formaliser. Si sa parole est d’acier, il connait tout autant la valeur de ma parole. En dépit des tares que l’on me prête, j’ai toujours respecté les différents accords. Il ne peut pas dire le contraire.
 
- Je me rappelle de toi et moi, à Nanda Parbat. Sur la plus haute montagne, nous avions dansé avec nos lames, nos corps. Je me souviens de la glace et de la pierre. Est-ce qu’il y avait des nuages ? 
 
Je sais très bien ce qu’il a voulu dire, et j’esquive autant que possible. Il n’est jamais bon de parler de conquêtes passées. Il faut ramener à autrui et, plus particulièrement, à nous deux. Si la démarche est précautionneuse, elle n’est pas une fuite totale. Je me complais dans ce souvenir. Je me rappelle cet entrainement. Ma rage grandissante s’entrechoquait contre le calme froid et inébranlable de Bruce et surtout les prémices du désir ont pris racine à cet instant. Avant cet épisode, il n’était qu’une ombre parmi d’autres que j’allais battre, humilier et ramener dans les rangs. Avant cette rencontre, j’étais libre.
 
- Je vais danser, oui. Je vais danser. Hm. 
 
Un gémissement ponctue cette phrase. L’intimité est à nouveau tentée. Usitée la veille, on peut croire qu’elle est lasse et a besoin de son repos. Or, elle surprend par sa faim et par son envie, le tout s’exprimant par une moiteur plus importante et embarrassante.
 
- C’est tôt. Trop tôt. Je déciderai quand je mérite d’être Léviathan.
 
Avant de décider du destin de ce monde, il faut décider de la sienne. Et aujourd’hui, je décide de préparer la Reine de demain, celle qui va hériter d’une nouvelle Ligue, celle qui doit se préparer à être mère et à confier ce travail d’hommes à un homme. Est-ce que l’amant peut percevoir l’objectif naissant dans mon esprit ? Est-ce qu’il peut deviner ce besoin viscéral, presque soudain, que mes reins soient sa propriété, marqués non pas par son sceau de chauvesouris mais d’homme ?
 

Codage par Magma.

Si mon désir pour Bruce a pris racine au cours de cette confrontation lors d’une matinée brumeuse et glaciale, qu’en est-il de lui ? Est-ce également le cas, ou est—ce à un autre instant ? Il n’est pas question d’amour, mais d’un désir aussi brut que cru. Déjà, durant notre prime jeunesse, j’ai deviné que je ne suis pas – et ne serais pas – la reine de son cœur, la reine de toujours. Je ne suis qu’un reflet, celui d’une tentation aussi terrible que séduisante, celui d’une promesse d’une damnation éternelle.

L’enfant ne veut pas signer ce pacte avec les ombres, l’adulte garde cette volonté. Il nage à la frontière du jour et de la nuit, il divague entre les deux mondes au gré de ses besoins. Il continue à chercher celle qui lui fera battre son cœur furieusement, celle qui partagera son combat contre l’impossible. Est-ce qu’elle existe, seulement ? Est-ce qu’elle se nomme Selina Kyle, Wonder Woman ou Talia Al Ghul ? Peut-etre que oui. Peut-être que non. Qui sait.

Si le voyage lui coûte, il le forge aussi. L’ancienne ombre est – ou est devenu – un être exceptionnel en tout point. Il peut défier les dieux vivants, renverser l’ordre établi, dénicher et exploiter des failles invisibles à l’œil nu. Son arme principale n’est pas sa force physique hors norme ou cette intelligence tactique innée, mais sa détermination hors du commun. Elle la pousse à ses limites, elle l’incite à réussir l’impossible.

Mais l’être exceptionnel reste un homme de chair et de sang. Il est faillible à cause de cette ambition étouffée à demi ou de cette tension maintenue sur le fil du rasoir. Il est maudit par les puits et par ses actes contre-nature. Il me fait face, il irradie de puissance avec sa stature. Il se découvre, révélant sa vulnérabilité d’un regard – et d’une nudité totale. Si les muscles impressionnent les débutants, ils laissent indifférents les professionnels. J’ai appris à les apprécier au fil des rencontres, des confrontations et des échanges. Je sais lesquels sont capricieux, lesquels sont dociles. Chacun a un traitement de faveur.

Codage par Magma.

Résister ou céder à la tentation, quel est l’acte le plus difficile ?

Beaucoup aime croire que combattre ses démons est le plus ardu, adore soutenir cet argument avec la célèbre citation du personnage Dorian Gray ou encore défende ardemment la suppression de bien des lois, règles et interdits. Je conçois qu’il est difficile de ne pas goûter au fruit défendu. L’Homme est naturellement curieux, avide d’exploration, de découverte et, surtout, de conquête. L’adrénaline que le danger ou la peur procurent est puissant et, surtout, incroyable.

Or, ayant côtoyé les bas-fonds de l’Humanité, j’ai un avis tout autre. Céder est une première preuve de faiblesse, voire une défaite. Nos barrières morales sont nos boucliers et nos lances, indispensable à la survie de notre âme ou à la sauvegarde de notre intégrité. Les démons s’infiltrent dans les brèches, hantent matin et soir et, surtout, empoisonnent l’esprit et le cœur pendant de longues années, voire jusqu’au dernier souffle. Il vaut mieux souffrir une poignée d’années face à la tentation que s’acoquiner avec les ombres et en souffrir toute une vie.

Qu’en est-il de ce cher Bruce ?

Il change que ce soit au sein de la Ligue, ou entre mes bras. Ses baisers sont moins violents, ses gestes sont moins abrupts. Ses ordres invitent à la domination totale et sans compromis, là où la retenue le caractérisait encore. A chaque instant, l’hésitation se dispute à la franchise, la morale à la violence. Spectatrice de ce doux et terrifiant spectacle, j’en apprécie chaque instant.

A chaque coup d’épée entre ces personnalités changeantes, mon regard est braise. Là, seins lourds sur la banquette, il s’épargne l’incandescence de prunelles en feu. Je ferme les paupières, non pas pour étouffer cette flamme mais pour la nourrir de sensation, celle d’une main qui s’abat sur ma crinière, celle d’une virilité qui taquine mes reins ou celle de ses baisers sur ma nuque.  

Codage par Magma.

Codage par Magma.