Si je ne suis pas le génie de la déduction, je ne suis pas le roi des idiots non plus. La campagne électorale qui tourne au vinaigre, les fonds d’Harvey Dent siphonnés par Selina sur les ordres d’un mystérieux et dangereux commanditaire et la mort du Maire sonnent comme la succession d’événements agencés par quelques esprits tordus et criminels. J’aimerai croire que Lex est derrière toutes ces manigances, mais il est à peine visible dans ce marasme médiatique, ne réclamant rien – ni un titre de Maire, ni un rôle d’oligarque ou de sauveur de Metropolis.

Selina doit parler. C’est impératif. Elle ne peut plus m’esquiver sous des prétextes bidons.

- Lois, je compte sur toi pour qu’elle se confie. Il n’est pas question de briser notre amitié avec elle. Malgré … ses erreurs, elle garde une envie de faire les choses bien. Si tu penses que je dois quitter la pièce, fais le moi savoir. Je te fais confiance.

Est-ce que je compte m’impliquer sérieusement dans cette affaire-ci ? Est-ce que je vais briser la promesse que je me suis faite, c’est-à-dire me contenter d’arrêter Enchantress et d’aller payer pour mes crimes ? Non, évidemment. Je ne recrute pas des apprentis pour qu’ils se tournent les pouces. Cette affaire sera une occasion pour qu’ils me prouvent s’ils sont à la hauteur du rôle que je veux leur confier – rôle pour lequel ils sont persuadés d’avoir les épaules. Toutes les informations que je vais récolter vont être transmises à la fois à la Justice League et à ceux à qui je veux accorder ma confiance. Cette passivité future m’agace et me frustre, mais elle est nécessaire. Evidemment, ce point-ci, je n’ai pas encore échangé avec Lois. La journaliste pense surement que je vais me saisir de cette histoire à bras le corps … A moins qu’elle m’ait déjà percé, devinant un départ prochain. Allez savoir, il est toujours difficile de deviner ce qu’il se trame sous cette caboche.

- J’espère qu’elle viendra, à l’heure. Je ne veux pas avoir à lui courir après.

L’invitation est simple : un diner dans notre modeste appartement au cœur de Metropolis. Par contre, j’ai ajouté une note tout aussi concise mais avec un grand sous-entendu : nous devons parler. A nouveau, il n’est pas question de la piéger comme une souris, mais être totalement honnête et transparente avec. Ces deux valeurs sont communes à Lois et moi, et malgré toutes les difficultés qu’elles peuvent entrainer. On a offert un choix à Catwoman, soit venir de son plein gré pour discuter sur des sujets importants, soit courir le risque qu’on se lance à sa poursuite à Gotham ou ailleurs et malgré tous les dangers qui orbitent autour de l’ancienne compagne de Bruce.

Je glisse un regard mêlant admiration et crainte vers Lois. J’ai encore du mal à m’adapter à notre quotidien. Chaque instant d’infime bonheur est vite gâché par tous ces souvenirs, chaque nuit est hantée par tous ces morts. Si je ne dors pas beaucoup, je ne sais plus à quand remonte la dernière fois ou j’ai pu fermer les yeux véritablement. Elle le sait, je n’en doute pas. Je ne peux pas la tromper en prétendant fermer les yeux, ou en m’éclipsant le plus discrètement possible pour vadrouiller, m’enfermer dans la Forteresse ou simplement me rendre à la ferme familiale pour accomplir quelques tâches.

Il n’y a pas si longtemps, Bruce, Selina, Loïs et moi-même étions ces amis allant à une fête foraine, ou combattant ensemble un même idéal. Aujourd’hui, que reste-t-il exactement ? Qu’est-ce que Catwoman et Batman deviennent exactement ? Où dérivons-nous, Loïs et moi, avec mes secrets et ma culpabilité ? Enfin, que reste-t-il de ce que nous étions ? J’ai la terrible sensation que seule la rouquine a su préserver son intégrité dans la plus féroce des adversités et dénuement de moyens. A l’inverse, tout a changé que ce soit pour le Chevalier Noir, pour la Voleuse ou pour moi. Sa simple présence solitaire aurait pu être source de malaise. Sa voix brise toutes ces appréhensions, apportant légèreté et malice à la pièce. Malgré moi, je souris.

- Nous allons bien, mentis-je délibérément.

Je ne doute pas un instant que Loïs et Selina échangeront, de long en large, sur leurs déboires amoureux lorsqu’elles se retrouveront seules – si elles sont autant amies qu’à l’époque. Est-ce qu’elles parleront de mes changements ? Est-ce qu’elles émettront mille et une hypothèses ? Je soupire. Quoiqu’elles puissent imaginer, aucune ne pourrait envisager la notion de meurtre, de destruction, de mort … Elles ne peuvent pas car elles pensent que je suis encore cet homme d’il y a deux ans, un être persuadé qu’il y a toujours une autre alternative à cette solution finale.

- Donnes-moi ton sac et ton manteau, je vais les ranger.

Du coin de l’œil, je glisse un regard à ma moitié. Un court instant, je ne peux pas m’empêcher d’apprécier ce subtil éclairage sur son profil, à la désirer à nouveau et encore. Je baisse le regard, presque pudique, et me concentre sur d’autres détails : cette peinture ridicule, cette poignée usée, un parquet écorné à un endroit … Je relève la tête lorsque je vois deux ou trois choses me glisser entre les mains.

- Ca va, tu n’es pas trop fatiguée par le trajet ? J’espère que tu n’as pas prévu de retourner sur Gotham au milieu de la nuit. Nous avons préparé la chambre d’amis, lançais-je, tout en m’avançant dans notre modeste appartement.

Malgré que Loïs soit une excellente journaliste, elle ne gagne pas des millions. Au chômage – plus ou moins, je ne me suis pas encore déclaré vivant ou de retour auprès des institutions publiques de Metropolis –, et nullement rémunéré pour mon rôle de Superman, je suis clairement le maillon faible dans cette chaîne financière. Pourtant, nous ne nous sommes jamais plaints. Au contraire, on était heureux.

Etait. Car, aujourd’hui, tous ces détails ne sont qu’un rappel cruel de tout ce que je vais manquer lorsqu’il faudra payer.

Mais avant ça, j’ai des choses à régler.

Au loin, je les entends échanger quelques banalités. Je ne les interromps pas, préférant volontairement m’éterniser autour de ce manteau de fortune. Je me crispe lorsque Lois parle du quotidien, en omettant toutes ces lettres de menace, ou lorsque Selina fait référence à la pègre gothamite avec légèreté, en taisant toutes ces implications vis-à-vis d’Harvey Dent.

Je comprends que l’une comme l’autre ne va pas abandonner leur folie. Je ne m’en étonne pas, je ne critique pas davantage. En vérité, je ne leur tiens pas rigueur. Si elles ont été – ou sont toujours – les compagnes de deux super-héros, c’est principalement en raison de leur caractère particulier et leurs capacités à faire face à tout type de situations – incluant les plus dangereuses.

Je reviens, une bouteille de vin entre les mains, dénichant trois coupes en parallèle. Je bois, mais l’alcool prend un temps très considérable à me monter à la tête. Cette réalité avait considérablement rassénéré mes parents, à l’époque. Aujourd’hui, je les comprends. Si les incidents vont déjà bien vite avec un enfant en pleine capacité de ses actes, qu’en est-il d’un état d’ébriété ? A nouveau, le contrôle est nécessaire – et le maitre mot de toute mon existence.

- Quel est l’intérêt de la pègre de Gotham dans les élections du prochain Maire de Metropolis, Selina ?, demandais-je calmement et simplement, finissant par planter mon regard dans celui de Selina. J’aurais pu attendre le début, ou la fin du repas, mais j’ai considéré cette occasion plus opportune. A moins que nous ne parlons pas de la pègre de Gotham. Dans ce cas-ci, de qui devons-nous parler exactement ?

L’idée que Lex trempe dans ces manigances m’a traversé l’esprit. Aussitôt, j’ai écarté cette hypothèse : l’homme est plus fin, plus méthodique et plus consciencieux. Il ne se contenterai pas de liquider les comptes en banque ou de confier la réussite d’un projet aux aléas d’un scandale sexuel – et même pédophile, dirions-nous. L’avis du public et l’usage des médias sont deux choses trop aléatoires pour un esprit aussi cartésien et brillant que Lex.

- Lois a droit à des lettres de menaces depuis deux ans, et toi, tu as clairement été prise au piège par tes vieilles fréquentations. Je pense que nous pouvons être honnête les uns envers les autres, ce soir. Si tu veux nous protéger, Selina, tu dois nous révéler le visage de la véritable menace. En le cachant, nous sommes davantage en danger, ajoutais-je, tentant de la convaincre d’un ton doux et amical.

Mes traits expriment une sincère inquiétude envers les deux femmes. Comment puis-je les aider, si aucune ne me donne rien ?  Je sais que je n’ai pas été le meilleur défenseur, ou le meilleur de moi-même sur ces dernières semaines. Si l’esprit fait encore défaut, le corps reste encore solide. Je peux accuser encore de nombreux coups, avant de tomber – ou de lâcher.

Ce dernier mot m’est insupportable.
Moi, lâcher ?
Mais c’est nécessaire.
Je le crois.

Selina ment. Aussi experte soit-elle pour maitriser ses traits ou le ton de sa voix, j’entends le changement de son rythme cardiaque lorsqu’elle assure qu’elle ne connait pas le commanditaire. Est-ce que je la mets devant le fait ? Je m’y refuse, considérant que j’outrepasse déjà bien assez les limites que je m’impose vis-à-vis de mes amis.

- Tu ne comprends pas Selina. Quelqu’un se mêle à la campagne, dans l’unique but de semer davantage la zizanie au sein de Metropolis. Je pense qu’il, ou elle, ne va pas s’arrêter simplement au discrédit du Maire actuel avec un scandale sexuel, ou la liquidation des fonds de Dent. J’ai besoin de savoir qui manipule, qui tire les ficelles et, surtout, qui bénéficie de ce chaos. Personne ne peut gérer à la fois les menaces de méta-humains criminels et d’une pègre criminelle qui s’empare des institutions politiques.

Gotham a droit à ses fous et à ses lunatiques, mais ils sont humains pour la majorité. Ils ne bénéficient pas d’une force spectaculaire, voire divine, et ils ne balancent pas mille et une pouvoirs de leurs mains, bouches ou yeux. Imaginer qu’un homme équivalent au Penguin dirige la ville est un désastre assuré. Combien de temps avant que la ville ne tombe ? Combien de vies innocentes vont payer ? Est-ce que Selina en est consciente ?

- Qu’as-tu fait de ces fonds, Selina ?, lui demandais-je subitement. A-t-elle donné au commanditaire ? L’a-t-elle gardé pour elle ? Je ne suis pas naïf au point de lui demander d’en faire don à quelqu’un ou à un groupe ou à une association. Et si je faisais appel à tes services pour soutenir un candidat, le meilleur possible pour Metropolis, le ferais-tu ?

Aujourd’hui, n’est-elle pas une riche femme d’affaires ?
Aujourd’hui, n’est-elle pas notre alliée ?

Une idée fait son chemin, petit à petit. A défaut de me révéler des informations cruciales à la sécurité de Metropolis, alors qu’elle apporte sa pierre pour en protéger ses intérêts autant que possible. Est-ce que je demande davantage, également ?

- Et si tu refuses de me dire quoi que ce soit sur Dent, alors parles moi de ceux qui t’ont forcé à collaborer avec eux pour t’emparer des ressources de Bruce. Je te connais assez, Selina, pour savoir que tu n’as pas pu le faire de ton plein gré. Je veux tout savoir car, d’une certaine façon, je suis également concerné. J’ai étudié tous les articles suite à notre disparition, Selina. Tous les événements se sont emboités avec trop de facilités, et de rapidité, sous-entendus que tout a été prévu, incluant notre disparition.

Le crime s’est emparé des trois villes avec une rapidité extrêmement déconcertantes. Les vilains n’ont pas pu faire alliance du jour au lendemain. Une telle coordination demande un temps qui va au-delà de deux ans.

- Plus que quiconque, j’ai le droit de savoir pourquoi et par qui j’ai été condamné, dis-je, le ton tremblant de rage et de colère.

Selina ment. Je le sens. Je n’ai pas besoin d’avoir les capacités de déduction de Bruce, ou les talents d’investigateur de Loïs pour déceler cette évidence. Elle cache quelque chose mais je ne sais pas quoi et pourquoi. Cherche-t-elle à nous protéger ? A-t-elle des intérêts à protéger ? L’impatience me gagne malgré tout.

Finalement, à force de persuasion, elle glisse quelques informations au sujet des événements qui se sont emboités et enchainés. Je l’écoute, silencieux. Je la fixe, incrédule. Ma mâchoire se crispe, mon corps se tend et tous mes sens sont submergés par le bruit assourdissant d’un cœur battant la chamade. Nous avons bel et bien été piégé. Nul accident, nul hasard.

Catwoman, Penguin, Joker, Nygma et surement quelques grands noms du crime au sein de Metropolis et Starcity nous ont trahi à cœur joie ou à contre cœur. Il leur a fallu vingt bonnes années pour arriver à ce résultat – une entente temporaire et fragile, mais dangereuse et mortelle. Comment avons-nous pu être aussi aveugle ? Est-ce qu’il n’y avait pas quelques éléments ou indices pour nous prévenir ?

- Je vois.

De longues minutes s’étaient écoulées avant que je ne prenne la parole.

- Est-ce qu’il n’y avait qu’eux, ou omets-tu encore de me donner des noms, Selina ? , soufflais-je. J’ai vécu un enfer. Bruce a vécu un enfer. Nous avons vécu un enfer. J’ai besoin d’avoir tous les éléments et non simplement les grandes lignes. Tu nous le dois.

Il est rare que j’impose quoi que ce soit à quiconque. Or, depuis mon arrivée, je me rends compte que c’est devenu une norme. « Je vais abandonner le costume, tôt ou tard » ou « Tu me dois ça » ou « Ne me demande rien, tant que je ne suis pas prêt à parler ». Je me hais d’agir ainsi, mais je ne sais plus faire autrement. Ces deux années ont des allures d’éternité, m’ayant arraché tout ce qui m’importait, incluant ma morale, ma conscience et mon intégrité.

L’appartement, comme cette Terre, sont subitement trop étroits. J’ai besoin d’espace, de calme et de paix pour réfléchir au mieux. La Forteresse est une idée mais elle est insuffisante. Mon esprit divague presqu’aussitôt à l’Espace même. La décision est prise, je me relève et je m’éloigne de quelques pas de ces dames.

- Je comprends mieux ta position, Selina.

Je ne remercie pas et je ne pardonne pas immédiatement la voleuse. Les informations sont soudaines et trop fraiches. Pour autant, je ne l’accuse pas. Je ne me sens pas plus légitime de la juger ou de lui faire la morale. Elle a ses forces et ses faiblesses comme tous et toutes. Elle n’est pas une exception, comme je n’en suis pas une.

- J’ai besoin d’être seul. Ne m’attends pas, Loïs.

Je ne leur donne pas le temps ou le choix de répliquer. D’un clin d’œil, je disparais de leur vue et de ce petit espace. Qu’elles discutent ou non entre elles, je ne reviendrais pas de la soirée.