Give us a break [Intrigue III - Terminé]

Gotham City est une ville pourrie jusqu’à la moelle. Cité des opiacés, des fous, des maniaques et du Chevalier Noir, son destin change drastiquement d’un jour à l’autre. Rien n’est acquis, rien n’est établi. Nous pouvons nous enfermer dans une belle forteresse, que le Mal trouve toujours son chemin jusqu’à nous et réduire en cendre toute joie, tout bonheur, tout sentiment de puissance. Il n’y a nulle raison, ou alors très peu de raison, de rester. Pourtant, nous nous accrochons à cette épave coulante. Nous l’aimons cette Vérone gangrénée. Nous l’adorons ce sol empoisonné et poisseux.

Je ne quitterai pas Gotham. J’y suis née, j’y mourrais, enterrée décemment ou donnée en pâture aux rats des égouts ou aux poissons voraces de la baie. Ni Bane, ni Batman, ni le Joker, ni quiconque m’en délogera en jouant de mes peurs et de mes faiblesses. Je ne suis pas aussi frêle et fragile que ce petit corps semble indiquer, et je ne suis pas aussi oisive et décalqué de la réalité que mes détracteurs aiment dire. Chaque jour, la Cour me rappelle la nécessité d’évoluer – au risque de crever et être remplacé. Chaque jour, les chiffres de mon entreprise me prouvent qu’il faut avancer et innover, au risque de finir sur le banc de touche – puis l’abime de ce monde.

Et puis, cette mésaventure avec cette montagne de muscles fut un mal pour un bien. S’il a été sincère dans sa folie, il m’a donné quelques précieuses pistes sur le véritable visage de Bruce Wayne. Tout homme de sa stature doit avoir une face cachée. Il est impossible qu’il puisse être pleinement et totalement ce qu’il reflète aux médias ou dans les soirées mondaines. Si jusqu’à maintenant, je n’ai rien trouvé, j’ai peut-être enfin quelques cartes intéressantes. Nous le savons tous, le savoir apporte davantage de pouvoir – mais jamais la totalité.

Je dois avouer que je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. Détenu au fin fond d’un trou perdu, avec une eau brunâtre et un pain moisi plein de vers, mes pensées étaient tournées ailleurs que vers l’Orphelin malheureux de Gotham City. Des pensées qui s’effilochaient au fil des jours, des douleurs, de la malnutrition. Des pensées qui se noyaient régulièrement dans les ténèbres. Je ne sais pas comment je suis passée de ce lieu sordide et froid à une chambre d’hôpital improvisé au sein de mon manoir. On me raconte que j’ai été retrouvé miraculeusement. Sauf que personne ne sait qui, comment et pourquoi. La majorité pense que Bane et ses sbires m’ont lâché. Je pense le contraire.

Pourquoi me laisser à un endroit qui ne fait pas de vagues médiatiques ? Pourquoi opter pour la discrétion et le secret et non l’éclat et le scandale ? Quelque chose cloche, mais je ne sais pas quoi. Ma mémoire défaillante, mes vertiges, mes pertes de conscience régulières sur ces derniers jours n’aident clairement pas à trouver une réponse à ces questions. Dommage, fort dommage que je n’ai pas accès encore aux systèmes vidéos de Gotham …

Le charabia du médecin se termine, enfin.

Bactérie dans l’estomac suite à ce que j’ai du mangé ou avalé – mais rien d’important – et aucun signe d’infection avec ce tatouage improvisé … en somme, tout va bien. Je ne dois pas quitter le lit dix jours. Rien que ça. J’ai déjà perdu presque deux précieuses semaines de mon existence, et on exige que j’étende cet arrêt fâcheux de deux nouvelles semaines quasiment ? Que nenni ! Heureusement, la technologie aide et j’ordonne déjà à une domestique d’amener mon portable, mon pc et d’autres petites choses.

Le temps qu’elle ramène tout ça, j’attends. Je me gratte ce bras tatoué et bandé. Dès que je me remets sur pied, je dois le faire enlever avec plusieurs séances lasers. Mon regard se porte sur l’énorme jardin – mes ancêtres ont privilégié le grand terrain et bien des annexes et sous-sols, au lieu d’un grand et gigantesque manoir. Les gardes du corps – principalement de simples hommes, avec seulement deux ergots discrets glissés dans cette masse – sillonnent, flingues aux mains.

La GCPD a voulu obtenir ma déposition, j’ai refusé sous prétexte d’un malaise. Ils attendront quelques jours, ces incompétents.

Ma petite famille est passée, bien inquiète. Je me dis qu’il est grand temps de les introduire à la Cour. Je soupire. L’initiation n’est jamais aisée, elle est même dangereuse.

Et puis, il y a tout le gratin qui veut s’inviter, ou qui veut me toucher quelques doux mots. Je refuse certains, j’accepte d’autre. C’est le cas de ce cher Bruce Wayne.

Il devrait arriver bientôt, d’ailleurs. L'accueil changera drastiquement de tous les accueils faits. Adieu talons et tenues de grands couturiers, bonjour le teint maladif et joues creusés, dans ce tablier médical ridicule.

De mon point de vue, il n’existe que deux situations qui rapprochent drastiquement deux êtres humains.

Il y a, évidemment, l’acte charnel. Le monde entier s’accorde sur ce fait – ou l’a profondément ancré tant dans les mœurs que dans l’imaginaire. Je ne partage pas totalement l’avis du commun. Il y a tant de subterfuge dans cet échange entre deux individus. Une femme peut feindre ses émois, un homme peut se jouer des émotions de l’autre … Qui ment ? Qui est sincère ? Qui aime ? Qui joue ? Difficile à dire.

Puis, il y a la souffrance et la maladie. Nous ne sommes pas plus vulnérables que lorsque nous sommes blessés tant physiquement que psychologiquement. Brisés, cassés, détruits, nous ne sommes plus qu’un spectacle sordide pour les opportunistes et une source de tristesse pour les proches et les amis. Nous pouvons nous prémunir des premiers en maintenant un semblant de dignité. Nous pouvons nous livrer au second, sans aucune hésitation, en versant nos larmes ou en exprimant nos peines.

Notre passé – et maintenant présent – commun a joué largement en la faveur de Bruce. Je ne crains pas de lui montrer cette faiblesse momentanément, mais totale. Ses traits ou son ton m’auraient surement arraché un sourire rassurant, voire confiant, en temps ordinaire. Malheureusement, ce n’est pas le cas. La bouche se tord en une grimace incontrôlée, encore, et je grogne avant de lâcher quelques mots.

Je ne lui réponds pas immédiatement. Je ne le boude pas et je ne fais pas mélodramatique, loin de là ! Les médicaments ont raison de mon esprit aiguisé. Ils m’épuisent et flouent tant mon jugement que ma capacité de réflexion. Il me faut quelques micros secondes supplémentaires pour saisir le sens d’une phrase, ou question, formuler mentalement une réponse appropriée et enfin émettre les bons sons. Dans ce brouillard mental, la question du ton ou du jeu d’acteur sont exclus.

Oui, personne n’est plus sincère que dans la douleur extrême.  

- Mal. Et ces médicaments me rendent stupides, soufflais-je, trop fatiguée à m’adonner à des ronds de jambe. Merci. Pour la visite.

Je tends, encore, une main vers l’autre avant-bras. Le bandage comme le produit utilisé sur ce tatouage me grattent affreusement. Tiens, n’ai-je pas exigé mon téléphone et mon PC ? Ou sont-ils ? A moins que j’aie oublié de donner l’ordre. Je ne sais plus. Cet oubli, si anodin, m’agace malgré tout. Tout semble échapper à mon contrôle, et je déteste cette sensation.

Bruce me fixe.
Ah oui.
Bruce me rend visite.

- J’aurais aimé dire que j’ai connu pire, mais non, finis-je par dire. Les seigneurs de guerre sont des enfants de cœur à coté de Bane.

Je grogne.

- Il m’a tatoué comme un animal, indiquais-je, tuant dans l’œuf toute question qu’il peut avoir sur ce bandage à l’avant-bras.

Je me tais, fixant le plafond durant de longues minutes. Ai-je encore quelque chose à dire ? Je ne crois pas. Alors, je reporte mon attention vers l’Enfant Prodige.

- Et toi … vous, comment allez-vous ?

Vouvoiement ou tutoiement, est-ce que cela a encore une importance entre lui et moi ? IL y a là une belle réflexion à faire, mais j’en ai un tantinet la migraine à la simple perspective.

L’inquiétude est non feinte. Bruce Wayne est bien des choses – ancien playboy, ermite orphelin, homme d’affaires redoutable –, mais nullement un requin hypocrite. Il tient foncièrement à sa ville et à ses gens et capable d’aimer sincèrement. Malgré les épreuves, il a su garder une part de son humanité, le rendant aussi redoutable que fragile à quelques occasions. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas par amour ? Autant de bravoure, que de bêtises !

- Oui. Un bien joli mot. Si tu le souhaites, tu peux voir. Je n’ai pas la force d’enlever le bandage.

Je n’en dis pas plus, le faisant languir volontairement. Je dois abuser de ce reliquat d’humanité et grapiller une nouvelle information afin de compléter la mystérieuse énigme de Bane. Si j’y arrive, alors je pourrais enfin saisir la véritable nature de mon partenaire d’affaires. Dès lors, il n’y aura plus de relations égales : j’aurais un avantage non négligeable. La réalité est cruelle, celle ou les amitiés sont intéressées, mais ainsi est-elle. Bruce connait bien ma nature : il s’est engagé en tout connaissance.

- Il m’a relâché pour toi. A cause de toi. Ou grâce à toi. J’hésite encore.

Ces trois propositions semblent dire la même chose, et pourtant les nuances sont bien nombreuses. L’une sous-entend un message, l’une exprime une forme de rancœur et de colère et l’une affirme le contraire, comme une forme de gratitude et de reconnaissance. Bruce Wayne a été autant mon bourreau que mon sauveur dans cette triste affaire. La question est, maintenant, de savoir comment il se positionne lui-même.

- Il est obsédé par toi, Bruce.

Je me tais, je le fixe intensément quelques secondes, cherchant une première réaction. Malheureusement, je ne peux pas maintenir ce contact visuel. Les médicaments et la fatigue ont vite raison de moi, m’offrant une migraine pour chaque effort musculaire. Je relâche donc l’attention, préférant fermer mes paupières d’une durée égale. Je les rouvre péniblement.

- Ton manoir n’a pas été pillé par hasard. Ou il a été pillé par hasard et Bane est tombé sur quelque chose. Dans tous les cas, il est ton ennemi. Etais-tu au courant ?

J’insiste fortement sur les mots « par hasard », « quelque chose » et « ton ».

- Si ma seconde théorie est juste, alors le Joker est également un ennemi.

Il peut être intéressant que je me penche sur les méthodes d’action et les équipements de Bane et de Joker après pillage du Manoir Wayne. Malheureusement, ces informations, s’ils existent, sont détenues par des criminels ou par les forces de l’ordre. Si je suis en bon chemin de pirater le monde de ces ténébreux, je suis encore loin d’avoir fait mon nid parmi la GCPD …

- Et si j’ai doublement raison, alors je devrais m’inquiéter pour toi.

Qu’avait-il dit, déjà, Bane ? Démon. Filles. C’est flou, c’est peu pertinent en l’état. Bruce pourrait comprendre, comme ne pas comprendre ces allusions. Dans tous les cas, je ne comprends pas. Dès lors, ce n’est pas une information que je vais balancer dans le vent au risque de gâcher l’une de mes rares munitions. Optons pour le bluff.

- Toi. Et tes proches.

C’est très bien, ça. Il a forcément des amis, n’est-ce pas ?

Je me crispe.
La migraine est revenue.
Malgré moi, je presse davantage sa main.

Quoi qu’on en dise, c’est agréable d’être tenue par la main quand on souffre.