I have to be seen to be believed [Terminé - Intrigue I]

La rumeur était parvenue jusqu’à ses oreilles, un soir où elle se prélassait au Black Cat dans le costume de chair d’Aliénor Martens – une jeune prothésiste dentaire partie à l’étranger pour quelques semaines. Une couverture ravissante pour ses excursions nocturnes et ses chasses à l’homme : une jolie rousse au regard brillant et au sourire angélique. Le genre de femmes qui ne laissent aucun sexe indifférent. Rouge n’avait pas la moindre gêne à habiter le corps des autres, des humains ordinaires, même lorsqu’elle salissait une ou deux réputations au passage. Ils s’en remettaient – ou pas. Cela l’indifférait. Cocktail au bout des lèvres, elle avait pris une décision de la plus haute importance. Une décision que, déterminée, elle était sur le point de concrétiser.

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Après avoir traversé un couloir insalubre où régnait l’odeur de la pisse couplée au tabac froid, en somme rien qui ne présageait la présence de cuisiniers responsables dans ce restaurant minable, elle s’apprêta à frapper à la porte. Elle fut étonnée de constater qu’il n’y en avait plus. Elle arqua un sourcil, piquée par la curiosité, avant de glisser sa tête dans l’embouchure maltraitée qui donnait sur une petite salle crasseuse. Par terre, gisaient corps et cartes de poker. Black Adam était déjà là ; puissant, imbattable, divin. Un sourire dévora les lèvres de Rouge tandis qu’elle se redressait et pénétrait dans l’arène – ou, plutôt, la salle de jeu clandestine. Lui et l’Enchanteresse recrutaient une équipe dans l’ambitieux but de conquérir Métropolis.

« Quel magnifique spectacle !, s’écria-t-elle d’une voix d’homme, et pas n’importe lequel, alors qu’elle applaudissait la prestation du bel animal. Mes informateurs avaient vu juste. Je n’aurais pas pensé te trouver dans un endroit aussi crade. Ceci dit, c’est la juste place des pourritures dans ton genre. »

Ses mains remontèrent sur la cravate bleu nuit qu’elle réajusta autour de son cou avec précision et raideur avant de libérer son visage brûlé par l’acide du masque qu’elle avait enfilé à l’entrée du restaurant. Il était important que son futur allié puisse voir l’étendue de ses pouvoirs. Elle était la copie crachée, parfaite, de l’ennemi numéro un du moment pour les aliens, les méta-humains et toutes ces personnes qui entraient dans le groupe des indésirables. Après quelques secondes qui lui parurent déjà représenter un risque phénoménal de mort, elle pouffa de rire. Le contraste entre le physique d’Harvey Dent et son comportement soudainement si féminin était saisissant.

« Est-ce que j’étais crédible, ne serait-ce qu’un petit peu ? Il faut dire qu’imiter cet aliéné arrogant est plutôt amusant, conclut-elle en reprenant sa forme secondaire pour désamorcer un potentiel conflit. J’ai entendu dire que tu recrutais, et je dois avouer que ça m’intéresse. »

Black Adam serait sûrement plus à l'aise pour parler affaires si elle prenait l'apparence de sa couverture : celle d'une jolie brunette aux yeux de biche aussi verts que la kryptonite.

« Dois-je en déduire que ce sera facile de la gagner ?, l’interrogea-t-elle avec amusement. Elle était prête à relever les défis mais ça l’arrangeait si ceux auxquels elle risquait d’être confrontée étaient simples.  Dis-moi ce que je dois faire et je verrai si cela vaut la peine que je m’investisse à cœur perdu dans ta cause. »

Elle venait de passer par-dessus le corps d’un restaurateur à l’air louche, bien amoché de surcroît, avec une enthousiasme déplacé. Elle réfléchissait déjà aux autres questions de Black Adam. Des questions qui impliquaient qu’elle se pose pour pouvoir y répondre avec le sérieux qu’elle possédait et qui était ma foi très maigre.

« Mon intérêt, débuta-t-elle en posant un doigt sur son menton tout en relevant les yeux au ciel. Je crois que je l’ignore encore. J’aimerais pouvoir subtiliser des vies sans me faire coincer. Avoir une équipe pour m’aider à couvrir mes crimes, si besoin est de le faire. J’aimerais également me sentir moins seule dans ce monde, poursuivit-elle d’une voix digne d’une jeune femme passant un entretien d’embauche avec la naïveté d’une première fois,  côtoyer des personnes dignes de mon intérêt. »

Assise sur la table improvisée de poker, elle balançait ses jambes dans le vide. Son regard bleu était pétillant, communicatif. Il était possible que son CV et sa lettre de motivation ne soient pas les plus convaincants, les plus fournis ou même les plus cohérents, mais elle disait ce qui lui passait par la tête. Il ne lui était pas utile de mentir en compagnie de ceux qu’elle considérait comme des camarades de vie. Ils faisaient partie du même camp : du mauvais ; même si ce n’était pas officiel pour Rouge. Elle était encore inconnue à l’heure actuelle - sauf pour l’homme qui pourrissait six pieds sous terre au cimetière de Métropolis.

« Je n’ai pas besoin d’être payée, ni même gratifiée. Je souhaite juste agir comme bon me semble du moment que cela ne va pas contre les principes du groupe, bien sûr, s’empressa-t-elle de compléter en repoussant sa chevelure brune et raide en arrière.  J’espère que ce n’est pas trop demandé, Black Adam ? »

Son prix n’était pas élevé. Elle se trouvait même particulièrement raisonnable. D’autres auraient demandé des diamants, des armes, des têtes à faire sauter ou du pouvoir. Ce n’était pas son cas. Rouge préférait de loin laisser une marge convenable à ses actions pour exploser quand elle le souhaitait. Elle était à la fois imprévisible et impulsive, gouvernée par ses sentiments et ses addictions. Toujours sous le visage d’une autre femme qu’elle, sa seule garantie pour l’instant, elle ouvrit soudainement la bouche, comme tout à coup rappelée à l’ordre par un souvenir.

« Mon pouvoir !, souffla-t-elle avant de rire de sa propre lenteur à percuter, je dois pouvoir détailler une personne sous toutes ses coutures, ou la toucher pendant plusieurs minutes. Ce n’est pas toujours évident alors il me faut parfois coucher avec ma victime. »

Elle hocha la tête, confirmant la délicatesse de cette nécessité qui, cependant, avait toujours du bon. Cependant, si le partenaire était trop mauvais, il finissait ni plus ni moins la nuque brisée.

« Je peux prendre la forme de n’importe qui. Ceci dit, je ne peux pas m’accaparer leurs pouvoirs quels qu’ils soient. Il serait vain de me demander de prendre l’identité de Superman, par exemple. Sauf si cela peut servir de diversion, expliqua-t-elle tout en quittant la table pour s’étirer, puis j’ignore son vrai visage. C’est un frein. »

Ses bras s’allongèrent brusquement. D’un mètre, ils passèrent à dix. Elle attrapa les jambes de chaque victime pour les amasser dans un coin de la pièce puis arbora un sourire satisfait comme si le désordre l’avait dérangée depuis son arrivée.

Trouver et rapporter une information sur Double-Face ? C’était un jeu d’enfant. Il lui suffirait de prendre l’apparence de l’un de ses proches ; un proche suffisamment intime pour détenir un renseignement confidentiel. Si s’approprier l’apparence de quelqu’un était assez simple pour Rouge, elle mettait tout de même un point d’honneur à travailler sur un élément plus délicat à s’adjuger : la personnalité. Se balader dans un costume de chair autre que le sien ne demandait aucun effort, mais le jeu d’acteur nécessitait de l’exigence et du talent. Rouge devrait mener sa petite enquête. Tout d’abord, il lui faudrait trouver la cible idéale. Ensuite, elle se devrait de l’observer pendant plusieurs jours. Enfin, ses tissus s’adapteraient au corps de l’Autre et son esprit se calquerait sur le sien. N’était-ce pas là un don et un sérieux extraordinaires ? L’actrice hocha la tête comme pour valider sa participation.

« Mon catalogue est riche, s’y trouve même la petite-fille de notre maire actuel. Ce serait terrible de l’entendre témoigner, en larmes, bouleversée, des attouchements qu’elle a dû subir de la part d’Harvey Dent, répondit-elle en mimant une gamine en train de chouiner. Je pourrai y ajouter une part de drame en surenchérissant avec le comptable. Il y a tant de possibilités. »

Elle se frotta les mains d’excitation comme une lycéenne, ravie également d’avoir débarrassé le plancher des vulgaires cadavres qui s’y trouvaient. Bientôt, l’odeur pestilentielle de leur mort viendrait déranger ses narines. Celle du sang les saturait déjà.

« C’est vrai, je possède quelques autres talents, répliqua-t-elle en passant ses doigts dans ses cheveux pour les coiffer avec un intérêt exacerbé, rougissante de plaisir face aux compliments d’un colosse comme Black Adam. Tu n’as encore rien vu. »

Il mit le doigt sur la supercherie qu’elle avait mise en place. Il avait cerné sa couverture et exigé son nom de scène. Elle ne put s’empêcher de dévoiler ses dents blanches et parfaitement alignées en relevant ses yeux verts et enjôleurs dans sa direction. Elle se racla alors la gorge et fit une petite pirouette pour se présenter, conservant l’apparence qu’elle avait choisie.

« Je suis Madame Rouge, enchantée, déclara-t-elle, et ceci est mon costume de chair actuel. Mon apparence réelle est effectivement différente et je préfère la garder secrète. La confiance, tu sais, est plutôt difficile à donner, compléta-t-elle en faisant référence à ses propres propos avec un certain amusement. Je suis vraiment pressée de faire partie de la bande. »

Rouge souriait de toutes ses dents, ma foi, parfaites. Black Adam gonflait son ego et elle n’aurait jamais pensé qu’il fut si simple d’obtenir des compliments de sa part – elle avait seulement songé à lui en soutirer un ou deux à sa façon. Après tout, elle méritait de la reconnaissance. Elle exultait, marchant à nouveau dans la pièce en observant les moindres recoins pour cacher le pourpre de ses joues. Un comportement presque enfantin, finalement, pour une femme de son âge et de sa stature. Elle était flattée par quelqu’un qu’elle admirait pour sa férocité et ça, à ses yeux, ça n’avait pas de prix. Jamais Rouge ne s’était autant sentie à sa place que maintenant. Elle était reconnue, valorisée, considérée.

« Je suis pleine de surprises. Tu ne vas pas t’ennuyer, lui promit-elle une nouvelle fois avant de donner un coup de talon dans la jambe d’un des cadavres qui gênait son passage. Rouge suffira amplement, Black Adam ? »

Elle éleva la voix pour lui signifier sa question. Devait-elle l’appeler par son nom de scène en entier, ou Adam suffirait-il ? Peu importe qu’il préfère l’un ou l’autre du moment qu’il le lui précisait. Tous deux jouaient un rôle, même si ce dernier était plus proche de leur personnalité que le comportement qu’ils se forçaient à avoir en communauté. Chaque star méritait le respect qui était dû à sa profession. Black Adam ou Adam, elle s’adapterait à ses envies.

« Oui, cela aurait pu être stupide. Ou un coup de génie. Il est toujours compliqué de trancher. Il n’y a qu’un pas pour passer de l’un à l’autre, argumenta-t-elle. Peut-être qu’un jour tu auras le droit de voir ma vraie apparence si notre collaboration porte ses fruits. »

Elle s’accroupit au pied de la pile d’hommes, soudainement très curieuse, presque happée par un petit objet qui dépassait de l’une des poches. Elle le retira consciencieusement, prenant soin de ne pas se salir les mains avec le sang qu’avait répandu son homologue masculin. Ainsi, elle extirpa un petit carreau rouge de bonne facture, probablement de la soie, qu’elle étala dans sa main pour l’admirer sous toutes ses coutures. Qu’il était ravissant !

« Quarante-huit heures, rétorqua-t-elle. Douze pour me rafraîchir, douze pour m’entraîner et vingt-quatre pour contacter les bonnes personnes et tout filmer. Oui, quarante-huit heures et la ville sera à cran, confirma-t-elle en pliant soigneusement le carreau pour le ranger dans la poche arrière de son pantalon d’homme. »

Elle ne pouvait se lancer dans cette mission sans avoir un minimum de préparation matérielle et mentale. Elle devait se renseigner sur le passé, le présent et le futur de ses cibles, sur les questions existentielles de leur vie, leurs ambitions, leurs secrets, tout ce qui était susceptible de la mettre en mauvais posture une fois à la télévision. Elle devait à tout prix maîtriser l’inconnu – tout du moins sa majeure partie. Elle ne pouvait se permettre d’être décrédibilisée.

« C’est très bien, j’accepte. Je serai donc un nouveau membre de l’équipe dans quarante-huit heures, plastronna-t-elle non sans sourire. »

Elle se redressa et lui coula un regard reconnaissant, captant le sien qui était plus bestial. Le colosse se rinçait l’œil sans discrétion et cela plu à Rouge. Les filtres étaient trop ennuyeux pour qu’elle soit incapable d’apprécier la franchise des yeux.

« Comment pourrons-nous nous contacter la prochaine fois ? Sans vouloir sembler flemmarde, j’aimerais éviter de te chercher dans toutes les salles de jeux clandestines de la ville. »

Qu’était-il en train d’imaginer ? Sourire aux lèvres, elle hésita à se transformer en quelque chose de parfaitement repoussant : un animal, un vieille, un laideron, les possibilités étaient nombreuses. Elle demeura néanmoins la même, conservant son ravissant costume du jour alors qu’elle finissait de plier son carreau rouge. Il ne lui sembla pas utile de confirmer que son plan fonctionnerait. Rouge préférait les actes aux mots quoi qu’elle était plutôt douée, et sensible, avec ces derniers. Elle maniait la langue avec facilité, presque même avec expertise.

« Je serai ravie de l’entendre dans 48 heures, ajouta-t-elle sans se départir de son sourire. »

Elle lui offrit également une petite révérence après avoir constaté qu’aucune bouteille de vin ne traînait dans le coin. Comment pouvait-il y avoir si peu d’alcool dans un endroit pareil ? Les hommes ne passaient-ils pas la journée à fumer, à boire et à jouer aux cartes ? Il n’y avait qu’une gnole douteuse à l’odeur repoussante.

« Coach sportif pour riches, reprit-elle sans cacher son amusement, ça ne m’étonne pas. Cette information est enregistrée là-dedans, dit-elle en désignant son front. Pour ce qui est de mes amis, navrée, mais très peu sont encore en vie ou intéressés par une telle quête. Ceci dit… la qualité prime sur la quantité, n’est-ce pas ? »

La question était rhétorique. Il était évident que plusieurs cerveaux, plusieurs pouvoirs et plusieurs bras seraient utiles pour leur dessein commun. Mais c’était aussi plus risqué. Plus il y avait de monde et plus il serait difficile de gérer les imprévus. Rouge repoussa ses cheveux en arrière, dégageant ses épaules blanches.

« Si tu as besoin de me contacter, demande James Coleman. C’est un architecte réputé à Métropolis. Une belle gueule, vraiment, commenta-t-elle. Et surveille les informations, il serait dommage que tu rates le début de notre ascension. »

L’homme dont elle avait emprunté l’apparence ne s’appelait évidemment pas James Coleman, mais elle s’était fait connaître avec ce nom-là auprès d’un cabinet dans lequel elle ne se rendait que rarement après avoir subtilité les plans des confrères. Le métier d'architecte lui proposait une liberté qui était cruciale : elle avait besoin de temps pour Laura de Mille et les autres visages qu'elle empruntait de façon régulière.