C'est la styliste !

14 octobre 2022


Difficile de croire que tout ça était en train de se passer. Ma vie avait pris un virage à 180° il y a quelques jours. Une rencontre… Des arguments. Douze ans de solitude extrême, soudain brisée par l’intervention d’un dieu vivant. Comme beaucoup probablement, j’avais suivi l’évolution des premiers métas-humains médiatisés et plus particulièrement de la Justice League avec beaucoup d’attention. Ils me fascinaient tous autant qu’ils étaient. Peut-être parce que je m’identifais un peu à eux, moi qui avait des facultés extraordinaires. Ou peut-être parce qu’une part de moi jalousais leur force et le courage qu’ils avaient à s’exposer à la vue de tous. Leur altruisme était une source de curiosité. Je peinais à comprendre ce qui les motivais à être ainsi, je n’admettais pas que l’on puisse faire autant don de soi sans rien espérer obtenir en retour.

Pour moi qui avait été élevée dans une culture où seuls les plus forts survivaient, Superman était un idéal. Tout puissant, intouchable… Il incarnait la puissance brute idéalisée par Père. Le but d’une existence… La mienne, jusqu’à ce que je quitte le Centre.

J’avais imaginé un être droit prêt à tout pour faire respecter la loi… J’avais rencontré un homme plus en nuances de gris que blanc. Une oreille à l’écoute et réellement désireuse d’aller au fond des choses, une personne insistante et convaincante… J’avais cédé et parlé. Sans rentrer dans les détails, seulement évoqué la surface et permis à Kal-El de contempler de loin mon véritable visage.

Nous avions passé un marché. Parce qu’il y avait toujours cette petite voix en moi qui me soufflait de me méfier, parce que je ne croyais pas en la compassion et la gentillesse désintéressée… pas envers moi du moins. Pour toutes ces raisons et parce que je redoutais plus que tout la trahison, j’avais vendu mes compétences et mon savoir-faire. Si Superman me trouvait utile, il aurait une réelle raison de me protéger, voilà ce que je m’étais dit.

Mes pouvoirs à son service en échange de sa protection et de son aide pour renverser Père.

Je me glissai à travers la porte d’entrée du bâtiment laissée ouverte par un homme qui sortait et allai frapper directement à l’appartement.
Superman avait choisi l’un de ses camarades pour être le premier à profiter de mes services. C’était l’occasion de prouver mon utilité et ma valeur… J’étais curieuse de savoir à quel genre de méta-humain j’allais avoir affaire et si je serai en mesure de répondre à ses attentes. Si l’extraterrestre aurait dû initialement nous présenter, son emploi du temps ne lui avait finalement pas permis de se libérer et je m’étais retrouvée personnellement au téléphone avec la tierce personne pour organiser le rendez-vous. Nous avions convenu de nous retrouver chez lui et j’en avais déduis que ce Morgan n’était pas quelqu’un de méfiant… Jamais je n’aurais permis à un inconnu de savoir où je vivais.

J’avais enfilé un t-shirt avec le sigle de Superman en dessous de ma veste en cuir. Une petite blagounette pour faire connaissance et tester l’humour de mon hôte… J’aimais bien ça, rire. Avec le temps, l’humour était devenu une arme -non, plutôt un bouclier derrière lequel je me cachais constamment.

Ding dong !

La porte s’ouvrit et je brandis un t-shirt sous le nez du garçon.

-Helloooo ! C’est la styliste ! Tu es Morgan ? Oh…

Je collais le t-shirt contre le torse du jeune homme et fronçai les sourcils. J’avais vu petit, visiblement…

-Hmm.

Je roulai en boule le t-shirt et le jetai en arrière par-dessus mon épaule comme je l’aurais fait avec une boulette de papier destiné à la corbeille. Il disparu avant de toucher le sol. Je levai les deux mains près des épaules de Morgan et observai attentivement les courbes de la partie supérieure de son corps…
Mon esprit projeta ce même dessin que je venais de révoquer sur le torse du garçon imaginant chaque détails, couleurs, texture et tissu… Je le voyais dans ces détails comme s’il était réel… Le vêtement se matérialisa en quelques instants dans mes mains. Je l’avais croqué dans la matinée, il se trouvait dans mon carnet de dessin à l’intérieur de mon sac. De fait, l’image était claire et nette dans mon esprit, un dessin d’un niveau enfantin sans aucune complexité.

-Bien, beaucoup mieux, dis-je en jaugeant l’habit, plus grand.

Je levai des yeux rieurs et pétillants de malice en direction du jeune homme.

-Cadeau.

Que c’était exaltant de pouvoir utiliser mon pouvoir librement devant quelqu’un ! J’en frissonais d’excitation.

-Je suis Icare, des fois que tu ne l’ai pas compris.

Le pseudonyme sous lequel je m’étais présentée au téléphone. Celui-là même sous lequel me connaissait Kal-El.

-Notre ami commun m’a envoyé pour te donner un coup de main pour… t’habiller, dis-je en choisissant mes mots avec prudence de peur qu’un voisin surprenne notre conversation dans le couloir. Je ne voyais personne mais cela ne signifiait pas que des oreilles ne trainaient pas dans les parages. Je peux entrer ?

@Morgan Mercer

C'est la styliste !

Alors c’était lui le compagnon d’arme de Superman ? Je supposai qu’il était l’un de ceux qui avaient récemment répondu à son appel. En tout cas je n’avais pas le souvenir de l’avoir déjà vu à la télévision. Il aurait pu correspondre en âge et en physionomie à Flash, mais je connaissais Barry, ce qui excluait d’office l’hypothèse. Je me demandais ce que cet homme avait de spécial. Il ne payait pas de mine avec son bol de céréale et sa cuillère, mais j'étais bien placée pour savoir que les apparences étaient trompeuses. Qui sait quel genre de dangereux pouvoir il cachait ? Superman ne devait pas s'entourer de n'importe qui.

-Un thé oui, pourquoi pas, répondis-je en m’avançant dans l’appartement pour découvrir la pièce à vivre.

La boisson chasserait la fraîcheur matinale de ce mois d’octobre. Mes yeux balayèrent mon nouvel environnement en un acte anodin qui pourrait passer pour la curiosité typique de toute personne qui entre dans un nouvel appartement. Pour moi, c’était un pur réflexe, mon instinct de survie visualisait chaque porte, fenêtre et obstacle d’où pourrait éventuellement sortir une quelconque menace.

-Je suis arrivée trop tôt ? m’étonnai-je en jetant un oeil à ma montre.

Cinq minutes d’avance. Je fis la moue. Ce gars était peut-être un ninja super rapide capable de tout nettoyer en claquant des doigts…
Ou peut-être qu’il était juste à la bourre.

-C’est bon, tant fait pas. Finis ton petit dej’ tranquille. On peut parler pendant que tu manges. Il y a d’autres personnes qui vivent ici, non ?

Une impression. Il y avait clairement une touche de féminité dans la pièce qui me faisait dire que ce garçon cohabitait. Je me trompais peut-être.

-Nous sommes seuls ?

Ce serait gênant si d’autres personnes assistait à notre petite réunion. Je ne tenais pas à ce que l’objet de cet entretien s’ébruite aux quatre vents.

Je tirais une chaise et m’installais derrière la table. J’attendis qu’il me confirme que nous étions entre nous et qu’il soit disponible et attentif pour amorcer la suite de la conversation.

-Notre ami commun m’a demandé de t’aider à t’équiper. J’ai besoin d’en savoir plus sur toi pour pouvoir te fournir ce dont tu as besoin. Alors dis moi, c’est quoi ton truc à toi ? Qu’est-ce que tu sais faire ?

C'est la styliste !

-Le premier truc qui te tombe sous la main, lançai-je peu contrariante.

La boisson n’était là que pour détendre l’atmosphère. Les gens normaux avaient besoin de ce genre de commodité sociale pour se sentir plus à l’aise, moi j’avais simplement appris à faire comme eux.

-Tu aurais préféré me recevoir en combinaison de ninja ? le charriai-je.

Les céréales et le petit dej’ ça faisait… Authentique. Un foyer typique américain. C’est sûr qu’il ne renvoyait pas vraiment l’image d’un tueur surentraîné… Mais l’était-il seulement ?

-Ok, cool !

Pas de nuisance dans les pattes, on allait pouvoir parler librement.

-Elles sont au courant pour tes orientations héroïques ?

Simple curiosité, je me demandais comment on pouvait cohabiter avec quelqu’un en lui cachant des choses aussi difficiles à camoufler. Les sorties nocturnes, les armes, les accessoires, ce genre de trucs quoi…

Je l’écoutai en hochant la tête. Alors ce n’était pas un méta-humain… Il devait pourtant avoir quelque chose d’exceptionnel pour avoir attiré l’attention d’un homme comme Kal-El. Et effectivement, il se revendiquait très bon tireur et bricoleur. Un profil aussi utile sur le terrain qu’en soutien. Mais avait-il vraiment l’expérience du terrain ? Il avait l’air jeune… Enfin, j’étais mal placée pour juger les personnes à leur âge alors que je manipulais des armes d'entraînement depuis la petite enfance.

“A la première mission”

Ah, alors c’était vraiment un noob ?

-Tu as de l’expérience de terrain ?

Ca aussi, ça allait jouer sur le type d'équipement que j'allais lui fabriquer.

-Tu sais sur quel genre de mission tu vas te déployer ? Infiltration, combat ? Le genre d’adversaire ou d’environnement auquel tu pourrais être amené à te frotter ?

Ah oui, et la partie importante…

-Et tu as déjà un costume ? J’imagine que tu sors masqué ?

Que je lui fasse de l’équipement un minimum design et harmonieux avec les couleurs qu’il portait. C’était important l’esthétique !

Je me demandais comment il avait été amener à rencontrer et à travailler pour Superman. Je lui poserai la question tôt ou tard, j'étais curieuse de mieux cerner l'homme que j'avais en face de moi.

C'est la styliste !

-Et bien range ton bol et sort ton costume alors, le charriai-je. Je ferme les yeux et je compte jusqu’à dix !

C’est certain qu’on avait remisé le côté badass pour tourner une scène familiale… Ca avait un côté amusant de voir l’autre côté du rideau, la vie des champions héroïques lorsqu’ils ne portaient pas le masque. Ça les rendait tout de suite beaucoup plus abordables… Moins effrayants.

Je l’écoutai d’un air attentif m’évoquer son expérience personnelle dans les villes à forte activité criminelle, son passage à l’académie de police. Plus encore lorsqu’il me dépeignit le genre d’adversaires auxquels il avait l’intention de se frotter. Ce petit bout d’homme avec son bol de céréales et sans pouvoirs qui voulait se heurter à des métahumains… Quelles étaient ces chances de survie ? Qu’avait donc vu Superman en lui ? Il devait avoir quelque chose d’exceptionnel, qui sortait du lot. Sa manipulation des armes, si j’en croyais ce qu’il venait de me raconter, ainsi que ses facultés d’ingénierie. Nous nous ressemblions peut-être par certains aspects lui et moi.

Je détaillai son corps, pensive. Une musculature bien dessinée, un corps fin. Pas un tank, pas une force de la nature… Plus agile que puissant, peut-être.

“Je suppose que ça se règlera plus tard et de la manière forte, il ne comprend que ça."

Je fronçai les sourcils sans comprendre à quoi il faisait allusion. Les soucis personnels, j’imaginais, se résumaient à ce “il”. Ça ne me regardait pas, je n’avais pas besoin d’avoir les détails de sa vie privée pour remplir ma mission. Moi aussi j’avais un paquet de “il” avec qui j’avais des choses à régler… On trainait tous nos cadavres.

" Et toi dis moi, ton pouvoir consiste en quoi exactement ?"

-Hmm…

Mon instinct, la peur primaire, me poussait à me taire. Et puis le bon sens me rappela que j’avais tout déballé à Superman. Mon histoire, mon pouvoir dont il avait été témoin… Il m’avait pressé de faire confiance en autrui et j’avais, très difficilement, décidé de lui faire confiance à lui… Autant que cela se peut. Mettre mes talents à son service et donc à ceux avec qui ils collaboraient, m’obligeait nécessairement à faire des compromis… et à me révéler, au moins en partie.

C’était difficile pour moi. Le secret et la solitude me protégeaient depuis si longtemps… Faire un pas vers autrui m’exposait et me terrifiait.

-Garde pour toi ce que je vais te montrer, d’accord ? lui demandai-je très sérieusement.

J’atrappai une feuille et des crayons tirés de mon sac et griffonai quelque chose de simple, mais néanmoins détaillé. Un papillon clair, lumineux, en relief. Je m’appliquais à visualiser cette entité en mouvement dans les airs, ses battements d’ailes… Le dessin parut se dédoubler, gagna en texture et profondeur et un papillon de lumière pure prit son envol jusqu’à la fenêtre avant de disparaître.

-C’est ça, mon “truc”. Je dessine et je crée… Toutes sortes de choses…  Deux conditions pour que mes créations demeurent dans cette dimension : la première c’est que le dessin sur son support d’origine doit être protégé. S’il est altéré, la projection perdra en solidité ou disparaîtra. La seconde, et c’est une simple hypothèse… C’est qu’il vaut mieux que je reste en vie. Je ne sais pas ce qui arrivera à mes œuvres si je meurs. Si ça te convient, je peux améliorer ton équipement, te fabriquer des objets à la demande. Une tenue peut-être, pour commencer ? Quelque chose de solide, qui te protègera à minima des balles.  Ca c’est dans mes cordes.

C'est la styliste !

-Aussi réel que peut l’être un rayon de lumière, répondis-je amusée par sa réaction.

Je n’avais pour ainsi dire jamais l’occasion de montrer mes talents. Mes pouvoirs étaient un secret que je cachais jalousement depuis mon évasion de peur que des personnes mal intentionnées remontent ma trace. J’étais une fugitive, mon talent était rarissime… Il serait facile de faire le lien pour qui m’avait connu au Centre ou avait eu mon dossier entre ses mains.

Voir cet emballement sur le visage d’un tiers avec quelque chose de flatteur. Ce n’était pas désagréable de partager ce genre de moment. J’étais une artiste après tout, j’aimais montrer mon travail et obtenir de la reconnaissance. Mon instinct de survie primait toujours cependant… Si Superman ne m’avait pas clairement indiqué le nom de ce garçon, je ne lui aurais jamais permis de voir cela. Et dire que l’homme à la cape me reprochait mon manque de confiance envers autrui ! Je lui en accordait bien plus que je ne n’en avais jamais accordé à quiconque, en dehors de mon frère décédé. J’avais un certain respect pour ces justiciers qui avaient sauvé la Terre à quelques reprises. Qu’ils en profitent ! Je ne respectais pas grand monde sur cette planète.

" Mais ne t'en fais pas, ton secret est bien gardé avec moi !"

“J’espère bien, mon grand… Dans ton intérêt. Je suis du genre rancunière”.

-Oui, on adaptera à tes besoins, au fil du temps. On débriefera après tes premières missions, j’essaierai de te créer quelque chose qui cadre avec tes besoins réels.

“Si tu reviens vivant de tes premières missions…”


Inutile de lui exprimer le fond de ma pensée, il allait me trouver morbide.

-Des poches et un vêtement résistant, c’est dans mes cordes.


Ca manquait même cruellement d'originalité, je pouvais faire bien mieux que ça.

-Tu es du genre à te fondre dans la nuit ou à aimer en foutre plein les yeux à tes adversaires ? Noir ou coloré ?


J’étais moi-même une partisante de la discrétion, de l’attente tranquille et de la frappe à l’instant souhaité. Un oiseau de nuit qui chassait ses proies de préférence avant que ces dernières ne la remarquent. Tout le monde n’était pas dans cet esprit. Parfois, l’intimidation avait ses bons côtés. Au vu de la carrure de ce jeune homme, je lui conseillerait plutôt de miser sur la discrétion… Mais il ne me demandait pas conseil et je gardai mes pensées bien au chaud dans ma tête.

-Ca dépend de ce que je fabrique. La création d'objets basiques et inertes demande peu de ressources. Un objet complexe ou que je n’ai pas l’habitude de travailler va demander une forte concentration, du temps et générer de la fatigue… Et il y a des risques de raté. Quant à l’animation de phénomènes comme celui que tu viens de voir, c’est un focus permanent de ma part… Sur la durée c’est épuisant.


Tout était question de variables, d’habitude de ma part, de connaissances scientifiques des phénomènes que j’essayais de créer…

Mes doigts s’agitèrent, le crayon se mit à tracer des lignes sur le carnet.

-Si tout cela était un problème de mathématiques…

Les lignes formèrent très rapidement un cube qui projettait une ombre. Simple et à la fois parfaitement détaillé.

-Ceci ressemblerait à un 2+2…

Le cube se matérialisa sur la table, dans un bois sombre à l’allure strictement similaire au dessin.

-Le dessin est un support, mon esprit projette la texture, la taille, tous les détails qui le rendent réel… Je les visualise avant de le faire basculer dans la réalité.

J'attrapais le cube et le lui lançai à la volée.

-Maintenant, si tu me demandais de fabriquer un char d’assaut ou un avion… Ca ressemblerait plutôt à de la trigonométrie avec des formules complexes. Parce que je dois penser à tous les détails avant de le rendre réel ou l’objet apparaîtrait incomplet et dysfonctionnel. Tu comprends ?


Je lui lançai un coup d’oeil en biais, avant de détournai les yeux, l’ombre d’un sourire sur les lèvres.

-Maintenant dis moi… Ta première mission, elle va concerner cette personne qui ne comprend “que la manière forte” ? Parce que je saurai mieux te conseiller si je sais sur qui tu dois taper.

Sans vouloir empiéter sur sa vie privée…
Quoi que. Disons que c’était un brin de curiosité gracieusement offerte en échange des questions qu’il venait de me poser.

C'est la styliste !

-Ca c’est clair, tu vas déguster avec ou sans armure. C’est ta capacité à garder les idées claires, à encaisser la douleur et à te relever qui fera la différence sur le terrain.

Avait-il une solide résilience ? Bah, nous verrions bien s’il revenait après deux ou trois jours à se frotter à des personnes plus robustes et moins morales que lui. Je commencerai à lui accorder un peu de crédit à ce moment-là.

-Tu as dit que tu avais fait l'académie de police. Tu n’as pas poursuivi dans cette voie ?

Je ricannai en écoutant le portrait qu’il dressait de lui-même et hochai la tête d’un air approbateur. C’est bien, il avait les pieds sur Terre.

-Ça se forge, une silhouette. Tu ne feras jamais un mètre quatre-vingt dix mais tu dois pouvoir largement développer ta musculature avec un entraînement intensif, dis-je en le scrutant d’un œil attentif. 

De quoi était-il capable ? Sur le plan physique ? Mental ?

“XXVI, ça suffit les conneries ! Il ne t’a rien demandé et tu as déjà une élève, il n'a pas besoin de tes conseils.”

-Aaaah… soufflai-je avec un sourire entendu à son compliment sur mon pouvoir. Je te remercie. J’apprécie l’efficacité mais je l’aime encore plus lorsqu’elle est enrobée d'esthétisme. C’est important la mise en scène pour inspirer la peur… ou l’admiration. ‘Mon petit côté mélodramatique, confessai-je.

Je saisis ma tasse de thé pour boire une gorgée.

“Si c'était aussi simple, il te suffirait de te demander un truc pour empêcher tous les "supers-vilains" de la terre !”

-La vie serait terriblement ennuyeuse, non ? J’aime les défis.

Je ne me considérais pas comme une héroïne ni une méchante. Je n’étais qu’une bouée dans ce vaste océan qu’était la vie, ballottée par les vagues, opportuniste.

J’arquai un sourcil. “Une menace sur le plan personnel” ? C’était un mot fort “menace”, lourd de sens pour la personne qui l’employait...

-Et tu ne règles pas d’abord tes propres problèmes avant de sauver le monde ? m’étonnai-je. C’est très altruiste de ta part.

Ce genre de personnes existaient. C’était fou ça…
Moi je n’étais là que pour des raisons égoïstes. Un accord passé avec Superman, sa protection en échange de mon soutien, une amitié intéressée… Une solution de plus mise en place pour tenter d’assurer ma survie.

C'est la styliste !

-Du coup, tu as décidé de faire ta propre loi.


Je ne juge pas, je n’apprécie pas les forces de l’ordre. D’abord parce que je vis dans la plus totale clandestinité depuis… plus ou moins toujours, que mon identité légale a été achetée au marché noir et que j’évite donc les dépositaires de la loi comme la peste. Ils ne sont pas compatibles avec la vie que je mène… Ensuite, parce que je vois la corruption partout et systématiquement le pire chez les autres. Jamais mes détracteurs n’auraient pu m’enfermer dans un laboratoire et expérimenter comme ils l’ont fait sans de puissants soutiens au Brésil… Et ce qui arrive là-bas arrive partout…  J'en ai vu des saloperies depuis que j’ai fuis le Centre…

-Non, c’est pas assez d’aller à la salle une fois par semaine.

Pas s’il veut se frotter à des mecs entraînés ou des métas humains. Pas s’il veut rester en vie.

Je soupire.

-Rapproche toi de Gotham si tu veux… J’ai déjà une élève, ça ne changera rien pour moi que vous soyez un ou deux. Du reste, ça lui ferait peut-être du bien de se confronter à quelqu’un d’autre qui manque encore d’expérience.

Quelqu’un d’autre que moi.

-Je peux évaluer ton niveau et te donner un coup de pouce pour que tu puisses travailler sur tes faiblesses.

Pourquoi je lui propose ça ? Ça ne fait pas partie du deal avec Superman… Ça dégouline de sentimentalisme… Parvati m’a transformé en une putain de guimauve. Mais ce jeune homme déborde de belles intentions… A t-il seulement une véritable idée de ce dans quoi il s’apprête à foutre les pieds ? A t-il déjà cogné quelqu’un jusqu’à s’en fracasser les phalanges ? Lutté pour survivre ? Sera t-il capable de tuer si le besoin s’en fait sentir ? Savoir tirer c’est un très bon début en soi, mais ça ne suffira pas à faire la différence dans un combat à mort. Il risque de se faire massacrer à la première échauffourée contre un adversaire plus expérimenté.

-Tu progresseras avec moi, mais tu galèreras comme un chien. Si tu veux avoir une chance, tu vas devoir t’endurcir un paquet, dis-je en avalant une gorgée de thé. Ce sera une bonne façon de tester ton mental.

Voilà, j’ai fait ma B-A du jour. Il va refuser en me jetant un “mais de quoi tu te mêles ?” à la figure et je repartirai avec la satisfaction de pouvoir dire un jour à Kal-El : “tu vois bien que je m’ouvre aux autres parfois !”.

"Ouais c'est vrai, dans chaque histoire il faut un méchant après tout."

J’affiche un sourire amusé. Heureuse de voir qu’il a de l’humour… Ou qu’il partage ma vision de la vie, je ne sais pas trop.

-Mais c’est quand même chouette quand les histoires finissent bien.

Il en faut, de temps en temps… Ça donne un peu d’espoir en la vie.

“Un problème familial ?”, je manque de lui demander lorsqu’il me parle de la menace qui pèse sur ses soeurs et lui. Je connais bien ça… Le sentiment d’insécurité.

-C’est bien de vouloir sauver le monde, mais ne te met pas au second plan… T’as le droit d’être heureux toi aussi, tes problèmes persos valent bien ceux des autres…

Peut-être parce qu’on m’a appris pendant une paire de décennies à m’écraser et obéir, je prends aujourd’hui ma revanche en me préférant aux autres. Je sais ce que c’est de s’oublier et d’exister pour un projet qui nous dépasse… Contrairement à Morgan, cela dit, l’endoctrinement du Centre n’a jamais été un choix ni une vocation. Peut-être que l’homme trouve une forme de bonheur dans cette vocation…

Notre “ami commun”, hein… Kal-El. Comment je l’ai rencontré, bonne question…

-Pendant une fusillade. J’ai saboté la voiture du tireur avec un seau de peinture, elle a fait quelques tonneaux… Il est arrivé comme une fleur juste après… Et la fois suivante j’ai manqué de prudence et il a été accidentellement témoin de mes pouvoirs. Ça l'a rendu très curieux…

Curieux et intrusif…
Et il a gagné des aveux à la faveur de l’obscurité. J’avais fait preuve de faiblesse en lui confessant la vérité. De faiblesse ou de force… Je ne suis encore sûre de rien. Tiendrait t-il sa promesse ? M’aiderait t-il ?

-Et ça a fini par déboucher sur une forme de… Euh, de collaboration. Et toi, comment tu as fait sa rencontre ?

C'est la styliste !

Je souris intérieurement.
J’ai volontairement piqué l’égo de ce gars en lui montrant que j’accordais peu de valeur à ses capacités actuelles et que je me positionnais d’entrée de jeu comme plus expérimentée que lui, moi le petit brin de femme dont il ne sais rien. Je connais un paquet de gars qui m’auraient envoyé chier, mais pas lui. Il réagit tranquillement, sans chercher à s’interroger sur ce que je sais faire, sans m’envoyer chier. Bien élevé, courtois, à des années lumières de certaines racailles que je côtoie régulièrement. Ça m'en apprend beaucoup sur sa personnalité.

" J'y vais régulièrement sur Gotham, j'ai des potes là-bas. J'peux faire un crochet pour passer te voir ouais."

Un sourire étire mes lèvres.
Je ne m’attends pas à ce qu’il me rappelle un jour. Il n’a pas cherché à savoir ce que j’ai à lui offrir, ce que je sais faire et le genre d'entraînement que je donne à mon élève. Mais il est polie.
C’est mignon.

-T’as planté les dents et tu es resté accroché jusqu’à ce qu’il accepte ? m’amusai-je.

Ca, c’est une mentalité qui me plait. Elle trouve un écho à mes valeurs. J’apprécie les personnes qui ont de la volonté, c’est cette force intérieure qui fait la différence entre un perdant et un vainqueur.

-Ta sœur est dans le corps médical ?

Pratique.

" Et c'est qui le méchant de ton histoire du coup ?"

Je me fige. Elle est inattendue cette question, je ne l’ai pas vu venir. Il me demande ça parce que je me la suis un peu trop jouée émo sooo dark en lui proposant de l'entraîner ? Ou alors c’est écrit sur mon front : “cette fille est un cas-social” ? La pensée m’amuse, parce qu’au fond j’ai bien conscience de renvoyer une image de jeune fille mignonne. C’est ce qui a dans ma tête qui ferait surement hurler tous ces gentils gars qui se rassemblent autour de moi et me croient dans leur camp. Kal-El, Barry, Morgan…

Je prends une gorgée de thé et repose la tasse vide sur la table.

-Ma famille. Une sale race.

Synthétique, efficace, pas clair du tout…

Mes doigts continuent à crayonner sur mon carnet de croquis. Les idées fusent pour équiper Morgan, je n’en manque jamais… Le souci est de sélectionner les plus pertinentes, celles qui lui serviront vraiment sur le terrain. Je ne peux pas le surcharger inutilement, il faut trouver un équilibre.

-Tu penses qu’aider Superman te rendra plus fort, alors ?

Question sans jugement, je suis curieuse de connaître ses motivations. Il est très énigmatique quand il s’agit de sa némésis. Ça a l’air d’être vraiment important pour lui, pourtant.

Ouais, le coup de peinture c’est original.

-Je bossais, la ville de Métropolis m’a embauché pour faire du street art dans quelques quartiers. Et comme j’évite de me servir de mes pouvoirs en public…

Un pont, des pots de peinture… Il n’en fallait pas plus pour prendre ma revanche sur les abrutis qui avaient tiré en rafale où je me trouvais et qui étaient revenus à la charge. J’étais un peu rancunière. Ce jour-là en voyant Superman, je m’étais félicitée de ne pas avoir utilisé mes pouvoirs pour fracasser le tireur et son acolyte… Dans un lieu moins fréquenté, j’aurais été nettement moins sympa.

-La volonté c’est soixante pourcent du boulot.

C’est comme ça que je m’étais retrouvée avec une élève. Parvati s’était accrochée à ma jambe le jour de notre rencontre, pas moyen de m’en débarrasser. Un vrai panda.

-Mais Morgan… soufflai-je avec un fin sourire. On bosse déjà ensemble là, non ? dis-je en relevant mon carnet de croquis pour lui montrer l’esquisse que j’avais croqué : un jeune homme (Morgan) dans une armure sombre. J’ai du boulot pour concrétiser ça, alors je vais rentrer et plancher là-dessus.

Je refermai mon cahier.

-Je serai là pour vous approvisionner et vous soutenir… aussi longtemps que Kal-El tiendra sa promesse.

Un donné pour un rendu. Un échange équivalent, c’est là le seul langage que je connaisse… Le don de soi n’est pas une valeur qu’on m’a inculqué. Derrière chaque acte, il y a une contrepartie. Une récompense, une punition, une volonté… Rien n’est jamais fait au hasard sur cette planète, tout le monde a une idée derrière la tête. Je ne crois pas en l’altruisme, c’est une chose dont je me méfie… Parce que je vois le monde en noir avant de le voir en gris ou en blanc. Pourtant, le comportement de Kal-El et de Barry me surprend régulièrement… C’est peut-être pour ça que j’ai laissé une chance à Superman d’entrer dans ma vie. C’est une première pour moi de me dévoiler ainsi à un tiers. Un risque énorme que je mesure pleinement et qui me fait peur. Un acte que je tente de maîtriser par ce marché que j’ai passé avec lui : si je me rends utile, voire indispensable, il sera moins tenté de me trahir un jour…

Voilà où j’en suis.

Je regarde Morgan. Ce petit bout d’homme qui ne connaît pas mon passif, contrairement à Kal-El, mais qui sait désormais tout de mon pouvoir. Un autre risque, j’augmente mes probabilités d’être vendue, trahie…

Mon monde est en train de changer.
Ça me terrifie.