Selina était un pivot dans l’existence de Bruce, comme Lois était la mienne. Le Chevalier Noir n’accordait pas sa confiance à quiconque aisément. Autant dire, s’il était allé jusqu’à la proposer en mariage et à se trainer à l’autel, cela ne signifiait qu’une chose : nous pouvions suivre la brunette aveuglément jusqu’au bout du monde, qu’importe ses petits ou gros travers. Je refusais donc de croire que la voleuse de diamants a sciemment et consciemment participé à ce large complot pour détruire tout ce que la Justice League avait construit et surtout tout ce pour quoi Bruce s’était battu.

Jason, Alfred. Un fils, un père. Ils étaient deux personnes importantes dans la vie de Bruce Wayne et, par extension, dans la vie de ceux qui étaient amis avec ce dernier. Elle ne pouvait pas avoir aidé ces criminels pour mettre à sac un manoir, voler une entreprise et corrompre des villes entières. Je devais la rencontrer et la confronter, à ma façon. Je n’étais pas lié à elle aussi intimement que Bruce ou aussi amicalement que Lois : je pouvais faire preuve du recul que l’un ou l’autre pouvait manquer.

Je m’approche de la bâtisse, prêt à sonner. Je suspends mon geste. Si Selina sursaute, de surprise, je cille à peine les yeux. J’avais déjà entendu ses pas, et deviné qu’elle allait sortir, avant même qu’elle n’ouvre la porte d’entrée. Il faut avouer que si mes sens pouvaient être une bénédiction dans mon combat contre le crime, c’était une malédiction vis-à-vis des surprises ou du respect de la vie privé de mes proches, des mes amis ou des voisins immédiats et lointains. Je pouvais fermer autant que je pouvais les yeux, ou les oreilles, qu’il suffisait d’un geste brusque ou d’un ton pour qu’aussitôt mon esprit virevolte vers l’objet de curiosité.

Je balade mon regard dans les pièces que nous passons. Il n’y avait pas à être un grand détective, ou un Kryptonien exceptionnel, pour comprendre que Catwoman ne vivait plus seule. Il y avait des indices discrets, disséminés ici et là, qui prouvaient qu’une seconde personne habitait ici même, au quotidien. Au vu de sa richesse et de son caractère solitaire, je doute que la brunette ait ressenti le besoin d’une colocataire. Dès lors, deux possibilités à l’horizon : un(e) ami(e) ou un(e) amant(e). Si jamais ce dernier scénario se confirmait, c’était un nouveau coup dur pour Bruce.

Jason. Alfred. Selina. Sa Maison. Son Entreprise.
Les pertes se multipliaient.

Elle me parle, pleine de vie. Je garde le silence. Elle m’interroge, sincère. Je garde toujours le silence. Il n’était pas question de jouer au roi du silence avec elle, ou de la punir indirectement. J’avais perdu la capacité d’interagir instinctivement, et immédiatement, avec les gens. J’étais toujours confus dans ce monde si vivant, si bouillant et si animé. Il différait tant de cet autre univers morne, silencieux et en deuil où j’avais passé de longs mois dans le recueillement et le silence, embrassant cette vie de moine sans regret et sans peine, et contemplant ce gouffre en moi. Encore aujourd’hui, malgré toutes ces retrouvailles, ce trou noir était toujours en moi, m’aspirant et m’entrainant dans mes plus sombres et déprimantes pensées. Je devrais être là où tout meurtrier comme moi mérite d’être. La zone fantôme, peut-être bien. Je repense aux paroles de Bruce et de Diana immédiatement. Eux soutenaient l’idée que ce monde avait besoin de moi. Moi, je soutenais encore le contraire – ou plutôt, je voulais y croire.

- Oui, je suis en vie, répondis-je laconiquement, malgré moi. Je suis heureux de voir que tu vas bien aussi, soufflais-je, sans la moindre méchanceté ou ruse dans mon ton de voix. De toute façon, je n’étais pas doué dans ce genre de tour de passe-passe. Lois s’était assez moquée de ma « naïveté » et de ma « franchise », deux traits de caractère très inadaptés et handicapants dans le milieu du journalisme. Nous avons été ami … Du moins, j’aime le croire, Selina. Et en tant qu’amis, je veux que l’on discute de Bruce. Je sais que vous vous êtes rencontrés, et que vous avez discuté. Il … est très en colère. Et c’est compréhensible. Mais, son jugement peut être obscurci ou biaisé. Alors, je veux connaître ta version des événements depuis notre départ. C’est important, tu comprends ?

Et j’avais tendu cette main invisible, pour lui offrir le choix de s’expliquer, de se défendre et d’éclairer cette sombre affaire.

Selina parle, Selina se justifie.

Avant le saut temporel, j’aurais certainement contredit Catwoman avec certitude, en soutenant qu’il existait des alternatives pour faire face à ces criminels, pour ne pas avoir à fréquenter cette racaille à nouveau. J’aurais cité des noms comme les Titans, des forces comme la police de la ville, ou des personnalités fortes ou riches ou prometteuses comme de riches philanthropes, des super-héros qui attendent d’être dénichés et d’être formés.

Après le saut temporel, ma vision du bien et du mal s’était nuancée, adoptant des tons gris, quittant la dualité du blanc et du noir tranché. Je savais maintenant notre impuissance lorsque nous sommes confrontés, seuls, à des choix immoraux, radicaux et horribles. Nous faisons de notre mieux, avec ce que nous avons entre les mains à cet instant-ci. Cette femme n’était ni pire, ni meilleure que moi ou quiconque d’autre.

Au vu de mes actes dans ce dernier univers, qui étais-je pour la critiquer, pour lui faire la morale ou pour la juger ? Plus important, de quel droit pouvais-je encore me targuer d’être un symbole d’Espoir, et de liberté, et tenter de l’insuffler à des gens ? Je ne méritais ni l’admiration ou la pitié de l’Humanité, ni la loyauté de la Justice League, ni l’amour de Lois, ni même le nom El. J’enfouis mon visage dans la paume d’une main – pendant que l’autre serre jusqu’à créer quelques fissures dans le bois d’un accoudoir -, et reste dans cette position durant de longue minutes.

Et puis, le souffle et les battements de cœur de Selina arrivent à mes oreilles. Ah, oui, elle était toujours là. Ou plutôt, j’étais toujours chez elle. Je rabats ma main sur les accoudoirs, je me remets bien droit, je relève le menton et je me concentre pleinement sur Catwoman, faisant autant que possible abstraction de ce monde bourdonnant. Je retiens un soupire de lassitude.

- Je ne suis pas venu pour entendre tes excuses, Selina. Ou plutôt, je ne suis pas là pour exiger une telle chose. Si tu dis que tu as fait de ton mieux, alors je te crois. Certaines situations exigent des sacrifices, d’autres nous forcent à choisir entre deux horreurs , dis-je simplement. J’avais plus de compassion et de pitié pour elle, que de colère. Mon ton devait sûrement l’exprimer.

Dès lors, pourquoi étais-je venu jusqu’ici ? Ah, les détails me revenaient. Je voulais comprendre ce qu’il s’était passé à travers le regard d’une autre personne. Lois m’avait déjà fourni de multiples informations, sans parler que j’avais également eu accès à des données considérables dans ma propre forteresse de solitude. Bruce avait sommairement détaillé la situation délicate de son ex fiancé. Et pourtant, il me manquait un point de vue essentiel, celui d’une ancienne criminelle qui a eu à s’allier à nouveau à la pire racaille de Gotham City.

- Tu dis que suite à notre départ, ca a été immédiatement l’enfer. Voilà ce que je veux savoir, Selina. Qu’est-ce qui s’est passé après notre départ ? demandais-je, me taisant quelques secondes. Oui, le Manoir Wayne avait été attaqué. Oui, Alfred était mort. Oui, Jason aussi avait été tué. Mais, quoi d’autres ? Et, surtout, comment ? Je veux aussi savoir si nous pouvons toujours te compter comme une alliée, ou si tu considères ce chapitre de ta vie comme révolue et tu souhaites te contenter de ton existence actuelle. Quel que soit ton choix, je le respecterai, saches-le.

Contrairement à Bruce, je n’avais pas un lien aussi fort avec Selina. J’étais donc moins touché par ses choix et par ses décisions. Un court instant, je repense à Lois et à son amitié avec cette ancienne cambrioleuse.

- Tu me diras aussi ce dont Lois est au courant ou non. Soyons francs entre nous, Selina. Quoi que tu me dises ne sortira pas de cette pièce, promis-je. Un instant, j’avais l’impression que son regard était mon propre reflet, chargé de culpabilité ou de honte. Ou alors, est-ce que je projetais mes propres sentiments dans ce regard brun ? Avais-je raison, ou étais-je en train de perdre la raison ?

Malgré que Bruce et moi soyons membre d’une même équipe, et que nous partageons un lien amical – peut-être fraternel, qui sait –, Gotham restait sa ville. Je n’y intervenais que lorsqu’il le demandait, et je ne m’y rendais que pour quelques menus courses ou rencontres. Il était question de respect et, surtout, d’expérience. Le Détective sait mieux que quiconque les monstres qui se terrent et se cachent dans ces ruelles, ou dans les sous-sols, et les plans tortueux et complexes qu’ils hourdissent. Je tiens plus du bourrin gesticulant sans cohérence que du Justicier, dans les parages.

Aujourd’hui ne fait pas exception. J’entends chaque cri, je vois chaque crime et je sens la drogue, le fer, le sang et l’horreur. La ville semble être hors de contrôle, et pourtant une logique doit exister. Le seul à la voir, et à la mettre à profit à son avantage n’est autre que Batman. Je le sais, car il en est de même pour Metropolis. Là où la majorité voit une ville dévastée par des hommes hors normes, je vois qu’une poignée de méta-humains hors de contrôle animé d’une même volonté : l’argent. Or, ces guignols cachent un plus grand danger, ou plutôt détournent l’attention de la principale menace : Lex.

- C’est dangereux de jouer sur les deux tableaux, Selina. Si tu ne souhaites pas aider davantage ces criminels, alors fuis. Nous t’aiderons. Et si tu restes, simplement pour nous soutenir, alors fuis également. Nous nous débrouillerons, la rassurais-je, plus ou moins maladroitement.

Je savais bien que mes paroles étaient vaines, que ce n’était pas la première fois que Batman et Catwoman prétendaient être dans deux camps ennemis pour tromper leur adversaire, et surtout qu’elle n’était pas le genre de femmes à avoir froid aux yeux.  

- Quant à Lois, elle va surement se retrouver mêler à quelques histoires dangereuses. Je le sais. Je la connais, finis-je par dire, soupirant.

Que pouvais-je faire pour qu’elle arrête de se mettre autant en danger ? Était-il simplement possible de raccrocher le costume de Superman, quand votre partenaire de vie était prête à miser sa vie pour quelques causes qui lui sont importantes ? Est-ce que je pourrais fermer yeux et oreille à sa détresse, si je venais à m’exiler dans ma ferme, ou dans ma forteresse de solitude ? Les réponses coulaient de source, pouvant se résumer qu’à un seul mot : impossible. Je soupire. Lois était ma bénédiction et ma malédiction, mon début et ma fin, ma raison et ma folie même.

- J’aurais voulu qu’elle trouve quelqu’un, et qu’elle construise sa famille, lui confiais-je, sans connaître les raisons. Tu as bien raison, Selina. Mourir est, parfois, plus simple. Mourir est, de temps en temps, la meilleure solution, dis-je, en me relevant. Je n’avais pas touché au jus amené. Avant que je ne parte, sais-tu si je dois me méfier de quelqu’un en particulier, sur Metropolis ? Je sais, déjà, que Lex a pu se libérer. Mais, est-ce qu’il y a une autre personne, ou un groupe ?

Les criminels parlaient entre eux.
Les criminels se connaissaient entre eux.
Et surtout, les criminels avaient eu le temps de s’organiser durant notre absence.

« Ici c'est chez moi, je n'irais nul part ailleurs »

Cette phrase m’arrache un frisson désagréable, ou plutôt remue un couteau dans une plaie cicatrisant avec grande difficulté. Selina, Bruce, Lois, Diana, Oliver … Ils avaient tous des racines bien établies sur cette Terre, ou ailleurs. Je les enviais beaucoup. Ma planète natale n’existait plus, et ma planète d’adoption était trop étroite pour mes pouvoirs et moi-même. Mes séjours dans différents univers parallèles, incluant un saut dans un Krypton encore florissant et existant, avaient suffisamment prouvé que je n’appartenais pas à ce monde, que j’étais une présence en trop, un élément parasite. En somme, j’étais l’Alien sans un chez soi. Je n’avais aucun droit de vivre ici, d’imposer ma volonté d’une quelconque façon ou d’oser prétendre à me mêler aux uns et aux autres.

- Harvey Dent ? Que fait-il à Metropolis ? demandais-je avec une réelle surprise.

N’était-il pas un ancien procureur à Gotham City ? N’était-il pas l’un des criminels de Batman ? J’éclaircirais ce point assez vite. Si je ne manquais pas de cervelles, je n’avais clairement pas la patience ou le tact de Batman pour jongler avec de tels ennemis. J’aurais besoin de son soutien, et de ses connaissances au sujet de ce nouvel acteur au sein de la Métropole, celle que je pensais être ma ville.

- Lois aime l’homme que j’étais. Je ne pense pas … je ne suis plus cet homme, finis-je par dire avec difficulté. Je l’aimais toujours.

Elle a été l’unique raison pour laquelle j’ai tenu bon malgré les univers et les horreurs, que j’ai accepté de revenir avec le Flash alors que la culpabilité me ronge et me tue à petit feu. Je voulais toujours enfouir ma tête dans sa chevelure, balader mes lèvres sur son corps, passer de longueurs heures à l’écouter, ou admirer sa force, son courage et sa passion. Elle n’avait pas changé, Elle. Quant à moi, je n’arrivais même plus à me regarder dans un miroir.

- Nous avons vu trop de choses, dans ces univers, Selina. Nous avons vécu trop de vies, en une seule vie. C’était … atroce, me confiais-je à la brunette. Je doute que je sois l’homme qu’elle attendait. Je pense qu’elle va en souffrir, lorsqu’elle s’en rendra compte, rajoutais-je, la voix subitement brisée et tremblante. J’avais tant souffert pour la retrouver, et voilà que je me refusais de l’approcher comme antan – ou la laisser s’approcher, de peur de l’effrayer ou de la dégoûter. Si elle exprime des hésitations ou des doutes à mon sujet, ne cherche pas à la contredire et soutiens-la dans ses décisions.

L’idée qu’elle me quitte fait naître des émotions contraires dans le creux de mon estomac. Le réconfort qu’elle trouvera un meilleur homme, la rage d’avoir à l’abandonner pour un autre, et le désespoir de ne pas fonder cette famille voulue ou vieillir à ses côtés comme nous en avions discuté.

Beaucoup de choses ont changé, Selina. Nous avons changé. Rien ne sera comme avant, même si nous sommes de retour.

Le monde en sera ravi, ou déçu.