11.07.2022

En deux, Hell’s Gate n’a pas changé : le quartier n’est ni meilleur, ni pire. J’ai des sentiments mitigés face à une telle constatation. Je ne sais quoi penser, en toute franchise. D’une part, je me réjouis que cette gangrène ne se soit pas propagée aux quartiers voisines durant mon absence. D’autre part, j’ai une nouvelle preuve que je ne peux pas enrayer le crime sans de solides soutiens politiques – voire le soutien total de la police : je ne suis pas la solution. Malheureusement, je ne suis pas toujours l’enfant chéri des politiciens et des forces de l’ordre. Ce n’est donc pas aujourd’hui, ni demain, que j’apporterai un vent de renouveau à ce quartier malfamé.  

Pourtant, je me suis trainé jusqu’à Hell’s Gate, dans ce trois pièces rapiécés et fatigués de journaliste à la retraite, fausse lunette au nez pour une seule et unique raison : Catwoman. En pourchassant un méta-humain particulièrement rapide, un peu tard dans la soirée, j’ai eu le temps d’apercevoir la silhouette de l’ancienne voleuse, et amie de ma fiancée. Surpris de sa présence en ville, déguisée en prime, j’avoue avoir gardé un œil sur elle jusqu’à ce que je finisse de mettre sous les verrous mon criminel du jour. La surprise laisse place à une sincère inquiétude, lorsque je comprends que sa destination est ce quartier horripilant et dangereux.

Pourquoi ?

C’est dans l’espoir d’avoir une réponse à cette question que je suis venu jusqu’ici. Entre temps, j’envoie un message à Selina, indiquant l’avoir vu à Hell’s Gate et être en chemin vers son hôtel. Je ne suis pas ennuyé, en chemin. Malgré une dégaine de premier de la classe, ma carrure n’en reste pas moins imposante, forçant pas mal de voyous à reconsidérer leurs désirs de m’extorquer une poignée d’argents. J’arrive enfin devant un hôtel décrépie. J’entre et me dirige tranquillement vers la cage d’escalier sans que quiconque m’arrête. La personne de l’accueil ne réagit aucunement. Avec aussi peu de considération pour sa propre clientèle, il n’est pas étonnant qu’on meurt à tour de bras, dans les parages.

J’arrive devant la chambre présumée de Selina – du moins, la porte qu’elle a poussée avant que j’arrête d’espionner davantage. Je sais toujours m’arrêter, pour respecter au mieux la vie privée de chacun. Une notion qu’un certain brun a du mal à saisir.

- Selina, c’est Clark. Peux-tu ouvrir ? , demandais-je.

Lorsque ladite porte s’ouvre, je m’engouffre dans la pièce. Elle est à l’image de l’immeuble : misérabl. Je pose un regard à la fois sévère et perplexe sur la brunette.

- Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais je ne peux pas non plus me taire et prétendre n’avoir rien vu, commençais-je, espérant qu’elle comprenne que je ne fais pas tout ça par gaieté de cœur ou par amour pour une quelconque forme de perversion. Je t’ai vu un peu plus tôt, en train de courir, comme si tu fuyais quelque chose ou quelqu’un. Qu’est-ce qui se passe ? Que fais-tu à Metropolis, et surtout ici ? finis-je par demander.

N’est-elle pas l’une des femmes les plus riches au monde ? Ne peut-elle pas se payer un meilleur hôtel que celui-ci ? Enfin, pourquoi se promène-t-elle à Metropolis, en tant que Catwoman ?

- Est-ce que tu comptes rester ici ?

Si Gotham est la Capitale du Crime, la Ville n’en est pas moins grande : les horreurs et les dérives s’étalent ici et là. Hell’s Gate est plus petit, condensant tout ce que l’Humanité – et surtout celle des citoyens de Metropolis – a de pire en elle. Chaque mètre est une opportunité pour assister à un quelconque crime.

Je n’ai jamais fui. Si mes parents adoptifs ont jalousement gardé secret ma nature et mes pouvoirs – et m’ont appris à faire de même –, il n’a jamais été question d’être un lâche. Passivement – subir, si je ne peux pas me battre ou me défendre –, ou activement – agir, par mes poings ou par mon métier de journaliste – , j’avais à protéger ceux que j’aime et ces idéaux auxquels je crois fermement. Je m’y suis appliqué avec la même énergie là-bas … et aujourd’hui, je suis plus apeuré et dégouté par moi-même qu’autre chose. La culpabilité me ronge, l’incertitude me rend impotent.

Hell’s Gate est un exemple, parmi tant d’autres, des choix cornéliens qui s’offrent à moi. Le quartier continue à se gorger de vices, de crimes et de foutaises. Son alter-ego ou vis-à-vis a été obligé d’adopter un autre chemin, sous la supervision d’un Superman refusant tout compromis et concession. Et cette autre possibilité me mène à cette question existentielle : doit-on choisir obligatoirement un monde meilleur mais au prix des libertés individuelles, ou un monde libre mais marqué par la souffrance, les guerres et les crimes ? Est-ce les seuls choix dont nous disposons ?

Et parmi ces choix, quelle est ma place ? A deux pâtées de rues, j’entends des jeunes qui prévoient de piquer le sac d’une demoiselle. Que faire ? Courir, arrêter le crime, et interférer dans les affaires humaines encore ? Fermer les yeux et accepter que je n’aie nul droit sur eux ou sur cette Terre ? Mon père biologique était persuadé que je serais un pont entre deux mondes, là où mon père adoptif était certain que je serais un guide. Ne se s’étaient-ils pas trompés ? Ne m’avaient-ils pas idéalisé ? Et puis, n'avaient-ils pas envisagé – quelques secondes – que je serais autre chose qu’un bon samaritain ? Bruce avait anticipé. Et pourtant, son alter-ego avait été incapable d’arrêter le mien.

Comment trouver mon salut ? Comment m’arrêter si je deviens cet autre Superman ?
Je serre mes poings, je crispe ma mâchoire. Il me faut une réponse.

- Tu vas me suivre, Selina, conclus-je lorsque j’entends ses pas se rapprocher. Elle doit avoir fini de s’être habillée. Si Loïs apprend que tu es à Metropolis et que tu es poursuivie, ni toi, ni moi, n’en entendront la fin de cette histoire avant longtemps, la sermonnais-je.

Si Loïs est une femme qui respecte les choix des uns et des autres, elle est incapable de ne pas fourrer son nez dans des affaires louches ou d’abandonner des amis pourchassés par des criminels

- Et en chemin, tu pourras me dire ce que tu trafiques. Et s’il le sait, indiquais-je. Je n’ai pas à prononcer le nom de mon ami, pour que la voleuse sache que je parle de lui.

Pourquoi est-ce qu’une femme aussi riche porte son costume de voleuse, et saute d’un toit à l’autre pour échapper à des personnes ? Je ne comprends pas. Et j’espère qu’elle va m’éclairer sans que j’ai à user de quelques ruses, ou d’avoir à la confier à Loïs même. Cette dernière est bien meilleure journaliste que moi pour deux raisons : elle a de l’instinct, et elle sait poser les bonnes questions.

L’amitié entre Loïs et Selina est aussi inattendue que plaisante, en toute franchise. De prime abord, tout semble les séparer. La première est fille de militaire et journaliste hors pair, combattant pour la justice et la vérité. La seconde est une orpheline et une voleuse exceptionnelle, prêchant davantage l’amour des diamants que l’altruisme désintéressé. Et pourtant, les deux sont comme chemise et cul – si je peux me permettre cette expression. Là, on commence à saisir les points communs. Toutes deux sont passionnées par leurs occupations respectives et prêtes à prendre des risques insensés. Enfin, elles ne sont pas plus, ni moins, les compagnes ou ex-partenaires de deux crétins avec syndrome du sauveur.

Je fronce les sourcils lorsque Selina explique la raison même de sa présence à Metropolis. Si mes doutes se confirment, ma confusion n’en est plus que totale. Sa réponse ne répond nullement aux questions que je me pose. Je fronce les sourcils, naturellement. Je ne saisis absolument pas pourquoi elle se jetterait dans une mission aussi dangereuse, avec un compte en banque aussi rempli ? En prime, je la connais assez pour savoir que ce n’est pas le scrupule qui l’étouffe quand il est question de diamants ou d’argents. Il n’est pas vraiment question de jugement. Je reconnais simplement l’un de ses travers. Et je ne doute pas qu’elle a aussi son propre avis à mon sujet. Pour autant, je ne la méprise pas. Loin de là. Elle est, et elle restera, une amie que j’apprécie.

- Je n’ai pas la patience de Bruce pour farfouiller des bases de données ou tirer des conclusions habiles. Ni l’instinct de Loïs pour trier les vérités et les mensonges.

Est-ce qu’elle comprend où je veux en venir ?

- Soit tu me dis la vérité, maintenant, Selina. Soit je vais rattraper ces types qui te courraient derrière pour les interroger moi-même.

L’ultimatum est posé.
Le choix est assez simple.

- Qui a commandité ce travail ? Et qui as-tu cherché à voler ? Plus important, pourquoi alors que tu n’as clairement plus besoin ?

A mes yeux, la brunette a toujours été extrêmement complexe. Elle peut ressentir du remord en accomplissant un crime, comme manquer d’état-d ’âme vis-à-vis d’une situation extrêmement injuste. Elle est à l’image de cet Aladdin, un voleur qui pique par besoin. Sauf que cet Aladdin est devenu accro à l’adrénaline, enterrant toujours plus profondément une part de son humanité. Si elle n’avait pas rencontré Batman, que serait-elle devenue ? Voilà une question que je me pose, à quelques reprises, lorsque je la regarde.

- Si je pose les mauvaises questions, je te prie de me dire alors les bonnes questions que je dois poser. Ces deux dernières années, je n’ai pas eu l’opportunité d’exercer mes talents de journaliste.

Cette dernière phrase est dite sur un ton mi-taquin, mi-moqueur. Bruce et Selina savent parfaitement que Loïs a toujours été plus douée que moi à ce métier-là. Si je n’étais pas exceptionnellement médiocre, je n’étais pas non plus incroyablement talentueux. J’étais moyen et je brillais pour quelques articles à sensation – souvent lié à mon alter ego Superman même.

- Si je te demande de me citer le nom exact des participants à ce Plan, le feras-tu ? A moins que je ne pose, encore une fois, la mauvaise question ?

Je devine aisément quelques noms associés à ce piège peu scrupuleux qui nous a été tendu. Cependant, je dois admettre que je ne me suis jamais réellement penché sur la question. Qui est-ce qui a autant prévu, en amont, ses coups et ses projets ? Qui est-ce qui a eu l’initiative de rassembler autant de monde autour d’une même idée ? Enfin, et plus important, qui est-ce qui a su convaincre des narcissiques, des fous, des psychopathes et des ambitieux ?

- Qui a su réunir ces noms autour d’une seule cause commune ? Comment a-t-il appâté chacun ?

Selina a été la victime de son propre péché, si l’on peut formuler ainsi. Elle a dû être attisée par le gain. Puis, il y a eu Bruce, et la naissance des remords, des regrets et surtout d’une conscience. Ce fut un grain de sable dans une machine parfaitement huilé. Je ne doute pas un instant qu’elle a été malmenée, et qu’elle s’est suffisamment punie – à moins qu’elle ne se punît encore. Je la fixe.

- Est-ce que tu t’en veux, encore ?, demandais-je, avec une certaine hésitation.

Si elle l’était, est-ce que je serais heureux ? Si elle ne l’était pas, est-ce que je serais scandalisé ? Je ne saurais pas dire. Je veux me débarrasser de ce sentiment de culpabilité, mais je crains qu’en l’arrachant – ou en l’ignorant –, je perds une forme d’Humanité et ne devienne un monstre parmi d’autres – ou le monstre au-dessus de tous les monstres.

- Ignore ce que je viens de dire. Je divague, finis-je par dire. Cesse de t’inquiéter pour moi. A moins que ces gens n’aient une réserve de kryptonite ou des magiciens aussi doués que Zatanna, ils ne peuvent rien me faire. Tu peux me dire.

Je mens, évidemment.

Je ne peux plus tout gérer.
Je ne peux plus rien gérer.

Pourtant, aujourd’hui et à cet instant, je dois offrir une illusion de contrôle. Seuls Batman et Loïs peuvent déceler ce mauvais jeu d’acteur.

En silence, nous rentrons à la maison.