Only the Winds [Terminé - Intrigue I]

Martha était morte.
Elle est vivante. Heureuse de me revoir sain et sauf, elle avait versé quelques larmes de joie, et m’avait enveloppé de ses petits bras. Cependant, cet instant de bonheur est vite supplanté par le malaise et la surprise : mon mutisme l’étonne, et l’inquiète à la fois.

Lois portait notre enfant, avant de rendre son dernier souffle.
Nul enfant à l’horizon : nous avons à peine entamé une relation. Elle me semble si différente et si familière à la fois. En deux jours, je me suis rappelé de tant de choses : mon amour insensé pour elle, sa curiosité insatiable, son énergie admirable, sa chaleur réconfortante ou son odeur.

J’étais un meurtrier.
Je le suis toujours. Si la honte me submerge, la culpabilité m’étouffe. Au lieu d’être puni et honni, j’avais été acclamé et félicité. J’avais pensé que je pourrais me racheter, pour tous ces morts, en m’exilant et en laissant l’Humanité à elle-même. Pourtant, cette Dernière me rappelle – celle de mon univers.

J’entends les sirènes au loin :  Ambulanciers, médecins, policiers, pompiers encore intègres se relaient et se soutiennent au mieux, apportant leurs aides aux plus démunis ou aux victimes. Je sens la détresse dans chaque grande ville, où jadis nous avions instauré la paix avec la Justice League. Je vois le crime s’étendre, sous de multiples formes, dans le monde entier : chantage, corruption, meurtre, détournement de fonds.

J’étais confus. Je ne reconnaissais plus le monde que nous avions laissé derrière nous, et auquel nous crevions d’envie de revenir. Qu’en était-il de nos efforts et de nos sacrifices pour offrir un monde meilleur aux générations actuelles, et futures ? Cette paix instaurée reposait-elle donc sur des bases fragiles et friables, ou y avait-il anguille sous roche ?

Etais-je le seul à penser ainsi, ou est-ce que mes coéquipiers partageraient ces mêmes sentiments ? « Coéquipiers ». Voilà un mot étrange, après deux longues années à se balader d’une dimension à une autre seul … Cependant, est-ce que la solitude et le désespoir pouvaient justifier « tout » ? Je m’approche du point de rendez-vous, avec les membres de la Justice League. J’identifie une silhouette des plus familières : Bruce.

« Batman. Batman est mort. Il s’est tué, dans sa bêtise et dans son entêtement ! ». Les paroles de mon alter-égo me reviennent en mémoire, ainsi que les récits liés à « notre » confrontation rapportés par les rebelles au « régime ». Le Chevalier Noir – enfin, son alter-égo – avait tenu plus que quiconque contre le Dictateur, mais il avait fini par tomber à son tour.

La voix de ce dernier brise le silence des lieux. Je ne réponds pas immédiatement, encore peu habitué aux interactions avec d’autres personnes, qu’importe qu’elles soient humaines ou extra-terrestres. J’avais pris quelques mauvaises habitudes durant ces longs mois passés en marge de la société, et avec du bétail pour seule compagnie.

- Le ciel était calme. Pas trop de pigeons à l'horizon.

Et pas d'avions. J'y avais veillé. J'avais promis que je ferais profil bas, et je me suis tenu à cette promesse.

- Martha va bien, commençais-je, le ton placide et calme. Lois, aussi. Malgré mon absence. Elle enquête sur des sujets sensibles et dangereux. Comme toujours, continuais-je, quoiqu’avec un léger tremblement. - Pour ce que ça vaut, je suis ... content de vous avoir retrouvé. Tous, avouais-je.

J'étais sincère. Qu'importe ce qu'ils pourraient penser de moi, s'ils venaient à apprendre mes périples et mes crimes, j'étais ravi de les avoir revu et de les savoir sain et sauf et réuni. Avec, ou sans moi, tout ne pouvait qu'aller au mieux entre la dévotion du Flash, la sagesse de Wonder Woman, l'intelligence de Batman, les ressources de Green Arrow, la débrouillardise de Cyborg et enfin la force d'Aquaman.

- Toutes mes condoléances, Bruce, finis-je par dire après quelques minutes de silence. La destruction du Manoir Wayne – et la mort du majordome – ou encore les violences meurtrières du Joker et de sa bande contre « un » Batman – sûrement un Robin – n’étaient pas des événements anodins : les journalistes avaient couvert l’événement de A à Z. C’est difficile de perdre un père. Je suis là, si jamais tu veux en parler, conclus-je, encore penaud par l’attitude à adopter.

J’étais aussi heureux que désemparé de ce retour.
J’étais aussi déçu que colérique de ces nouvelles.

Bruce dit qu’il ne veut pas parler, mais il le fait. Je ne l’interromps pas, et je l’écoute patiemment.

Il parle de son fils adoptif, Jason, d’abord. Je me souviens de ce gamin : impétueux, indiscipliné mais loyal. Il devait avoir la vingtaine, ou un peu moins. Si jeune ! Il avait encore tant à vivre, à expérimenter et à découvrir ! La voix bien grave de mon ami faisait écho à celles, plus nombreuses, des parents que j’avais vu enterrer leurs chairs et leurs sangs, dans cet autre univers. Si la mort apportait toujours son lot de peine, celle de jeunes enfants étaient particulièrement cruelles pour les pères et les mères, encore debout et bien vivants.

Le père laisse place au fils. Maintenant, il parle d’Alfred. Si mon propre père et le majordome n’avaient absolument rien en commun – caractère, style de vie, vision du monde –, ils n’en étaient pas très semblables. Honnêtes et francs, ils ne manquaient jamais de quelques réflexions ou phrases bien pensées pour nous remettre sur le droit chemin. S’ils ne vivaient plus, ils n’étaient pas morts non plus. Leurs enseignements survivaient dans nos mémoires, et continuaient à nous guider. Il fallait seulement que Bruce fasse son deuil pour que ces sages paroles résonnent à nouveau en écho dans son esprit.

Cependant, je ne peux pas m’empêcher de relever un détail important : il endosse la responsabilité de la mort de ces deux morts. Il ne faisait pas mention du Joker et de sa bande, ou des personnes responsables de l’attaque du Manoir. Il ne prenait pas en compte que chacun avait fait un choix personnel, et surtout que chaque événement avait eu lieu à un instant où il n’avait pas aucun contrôle.  Je ne le reprends pas pour autant. Il n’était pas question de corriger ou de valider, de faire la morale ou de s’enflammer, de distinguer le bien du mal, de donner raison ou tort à quelqu’un ou à lui, mais d’écoute. Il était important qu’il parle et qu’il exorcise tous ses démons. C’était le seul moyen pour qu’il puisse retrouver ses esprits avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne commette l’irréparable. Ses yeux rougis ou ce rictus cruel sur ses lèvres me confortent davantage dans cette idée.

Je sursaute. Le contact m’avait surpris.

Cette main était réelle, attachée à un corps tout aussi vrai : elle n’était pas le fruit de mon hallucination. Subitement, Bruce gagne en consistance dans mon esprit. Il n’était plus une voix grave et une ombre vague au milieu d’un champ, ni un souvenir douloureux ou une pierre tombale discrète et anonyme dans un univers lointain et alternatif. Il était vivant. Il était encore mon ami. Et il avait besoin de moi, ou plutôt de nous, la Justice League. Petit à petit, je m’extrayait de ce rêve éveille, ou de ce cauchemar sans fin, reprenant pied dans cette.

- Martha serait ravie de te revoir, Bruce, soufflais-je, la voix à la fois lointaine et tremblante. Tu pourrais profiter de l’air frais de la ferme, continuais-je, immobile, incapable de bouger. Sa main avait subitement des airs de justice divine, me marquant d’un fer rouge invisible. Je me demande à quel point j’étais responsable. Etais-je un juge trop sévère, comme Bruce, ou étais-je trop clément, comme Barry ? Tu te blâmes, à tort, Bruce. Tu souffres. Tu n'arrives pas à réfléchir clairement , dis-je, tentant de retrouver de la confiance. C’était lui que je devais aider, et non moi. Il avait encore une chance de ne pas se damner, et d’être celui dont Gotham avait besoin. Dont la Justice League avait besoin. Dont moi-même j’avais besoin. Il ne pouvait pas tout gâcher par vengeance. Je ne pouvais pas le permettre. Tu as offert ce que tu avais à Jason. Tu lui as montré une voie, mais il a fait ses propres choix. Alfred te considérait comme un fils. Et il a été heureux de t’élever, de te protéger ou de te guider. Comme toi, avec Dick ou Jason.  Ce n’est pas juste, oui, mais il n’y a jamais justice à la perte d’un être cher, tentais-je de le convaincre. Je savais qu'il était vain. Il m'avait fallu plusieurs mois, pour sortir d'un semblant de mutisme, que ce soit suite à la mort de mon propre père, ou encore de la mort de ces milliards de vies humaines. J'étais bien épuisé à cet instant, peu habitué à parler autant - ou à accuser autant d'émotions. Il est important de prendre le temps de faire son deuil. Recueilles-toi sur la tombe d’Alfred et de Jason. Reconstruits une maison pour ta famille, car tu en as toujours une. Et protèges-les, au lieu de chercher la vengeance. Rappelle-toi de la promesse que tu t’es faites, Bruce. La promesse faite à tes parents.

Il me souhaitait le meilleur, alors qu'il n'avait aucune idée de ce que j'avais fait.
Il me pensait encore "bon", alors que j'avais commis l'irréparable.
Subitement, je me sentais nauséeux. Ou à l'étroit. Je ne saurais dire. Je ne savais plus.

- Ce monde mérite ... plus que Superman. Je veux aider. Mais je ne sais ... plus comment, finis-je par dire, le ton absent, l'esprit perdu dans quelques vieux souvenirs. Je ne peux pas imposer une telle vie à Lois. Ou quoi ce soit, à quiconque.

Je me tais, subitement, incapable de prononcer un mot de plus.

Je pourrais arguer longtemps, mais je savais que c’était bien vain !

D’une part, le caractère de Bruce ne se prêtait pas à accepter simplement quelques conseils avisés, et à les appliquer docilement. Il avait besoin d’arriver à ces mêmes conclusions, par ses propres moyens. J’avais suffisamment foi en lui pour savoir qu’il y arrivera. D’autre part, il avait besoin d’avoir un objectif pour pouvoir avancer dans ce chaos d’une existence chamboulée et écrasée par sa précieuse ville. Si sa catharsis était une chasse aux sorcières au sein de Gotham, alors soit !

Il ne me traverse pas l’esprit de le critiquer pour les promesses faites, ou de le restreindre pour ce qui se profilaient à l’horizon. Sa ville natale, sa ville chérie, l’avait percuté de toute sa violence et sa folie, en saccageant sa maison et en lui arrachant un fils et un père. Sa soif de vengeance était des plus légitimes, et ne pouvait pas s’étouffer avec le temps, dans un huis-clos. Il devait y répondre et répliquer, avec ses poings et son esprit.

D’ici là, je m’assurerai qu’il ne dépasse pas les limites établies par notre code, lorsqu’il s’enfoncera dans cette spirale de violence et de haine injustifiée. Si je n’étais pas à la hauteur d’une telle tâche, je pourrais faire appel à l’aide de Wonder Woman, voire même de Catwoman. Si Lois était mon garde-fou, Selina était celui de Bruce. Elle saura trouver les mots justes, pour qu’il ne se perd pas en cours de chemin. J’en suis persuadé.

- Les enfants ont toujours besoin de s’émanciper de leurs parents. Il n’est pas question d’être un parent « de trop ». C’est … la vie. Mais nous revenons toujours à la maison. Toi à Gotham, moi à Smallville, soufflais-je, espérant qu’un conseil sur deux, ou un conseil sur quatre, pourrait faire un chemin dans un esprit torturé et endeuillé. Et Dick s’en sort bien, car tu lui as donné toutes les armes pour affronter cette même vie, conclus-je.

Je me tais, et je lève le regard vers le ciel. Qu’il était magnifique, ce soir.

Les prémices d’un sourire ravi s’estompent et mes traits se durcissent, lorsque Bruce soutient avec une grande conviction et assurance que j’étais une bonne personne, et que je devais être « moi-même ». Aussitôt, sans crier garde, les souvenirs fusent et m’assaillent de toute part. Pris au dépourvu, je perds pied encore, envahi par des sons réels comme des sons fantômes et saturé par toutes ces visions actuelles et passées. N’étant plus habitué à une terre surpeuplée et bien agitée, si mon corps était là, ma conscience était ailleurs.

Comme un mantra, ou un mécanisme de défense, je me concentre sur Lois ou sur Martha, m’imprégnant de leur quotidien, reprenant petit à petit contrôle de mes sens. Puis, je détourne mon attention sur les champs, sur le cycle d’une vie nocturne. Enfin, mon esprit divague et dérive dans les contrées silencieuses et solitaires d'un pôle nord inexploré et sauvage, encore. Le processus avait du durer une poignée de secondes, moins d’une minute. Je doute que mon attitude ait échappé à l'œil affuté du plus grand détective de cette génération. Allais-je me justifier, avouer ou me confier ?

- Tous ces sons m’avaient manqué, finis-je par dire, mentant par omission. Ma mémoire me jouait bien des tours, lorsqu’il était question de cet univers. Soit elle m’offrait des souvenirs aussi clairs que l’eau de roche, et percutants, soit elle se brouillait et refusait de se rappeler de certains événements. Avec nos costumes, nous représentons "quelque chose" pour les gens. Il coûte, mais il récompense aussi, dis-je, le ton rêveur. Je repense à cette époque où je n'avais pas honte d'être Superman, où les choses étaient si simples. Tu es la Justice, à Gotham. Tu est le juge impartial, qui regarde les faits et les preuves avant tout. Tu es celui qui poursuis sans relâche ses coupables, et qui ne se laisse pas corrompre par ces derniers, lui rappelais-je. Tu inspires des hommes et des femmes, à Gotham. Tu leurs donnes une raison de croire à un meilleur lendemain, à un monde plus juste. Ne l'oublie pas, Bruce.

Lois ? Je ne pipe pas un mot. J'étais encore indécis, sur l'avenir de notre couple. Elle méritait mieux que moi ... mieux qu'un meurtrier.

Moi ? Je n'ose plus rien dire. J'avais encore du mal à détacher de cet autre monde. Quarante huis heures étaient insuffisants pour faire table rase, et pour se reprendre une routine.

Le froid constat de mon ami me perturbe. Il me dérange même. Je ne suis nullement d’accord avec cette nouvelle philosophie. Un monde juste et meilleur pouvait exister ! Je l’avais vu à tant de reprises, lors de ces sauts spatio-temporels ! Il n’était pas question d’éradiquer le Mal, mais de former un solide rempart contre ce dernier ! La Justice, la Vie, l’Amour … tant de notions importantes, tant de vertus à protéger ! Je refusais de croire que Bruce avait perdu foi en l’Humanité, et en notre crédo, qu’il ne voit là qu’un combat éternel, sans fin, sans vainqueurs !

Je refusais de croire qu’il avait changé. Non, il ne pouvait pas avoir changé ! Il n’avait pas le droit de changer ! S’il n’était plus capable de discerner les frontières entre la morale et l’immorale, qu’il ne croyait plus à ce demain plus lumineux et plus justes, et qu’il ne nous rappelait plus à l’ordre par ses silences et ses regards bougons, qui allait le faire ? Plus important, qui allait m’arrêter à temps, avant que je ne dépasse une limite dangereuse ? Qui pourrait anticiper mes folies et mes bêtises ? Aucun membre de la Justice League n’arrivait pas à sa taille, pour deviner, pour connaître, pour saisir les mille nuances d’une nature.

Bruce se démarquait, toujours. Bruce avait mon admiration, encore. Simple humain, il était celui qui dirigeait et qui planifiait. Mortel imparfait, il continuait encore et encore à se battre contre les pires terreurs de Gotham City.

- Il peut exister un monde meilleur, et juste. Si nous le désirons.

Et il pose la question, celle qui m’arrache des sueurs froides tout en redonnant vie aux pires souvenirs. Les mots s’étouffent, s’écrasent, sous la pression d’une conscience coupable qui avait encore du mal à accepter tout ce que j’avais fait de ces poings, et de ces pouvoirs. Je fixe mon ami, mais sans le voir. Je remarque sa moto, avant qu’elle ne s’évanouisse dans la nature. J’étais retourné dans cet univers, à frapper encore et encore mon propre reflet, à ignorer tous ces appels à l’aide, ces cris de désespoir ou ces pleurs déchirants. Je ressentais à nouveau ce vent qui me fouette, alors que je tranche cieux et mers pour courir d’une catastrophe à l’autre, tantôt puissant dieu protecteur, tantôt impuissant alien.

Il m’avait épuisé.
Je l’avais épuisé.
Nous avions détruit.
Nous avions tué.

Et je sursaute, à la détonation d’une bombe dans un pays étranger. Malgré moi, mes muscles se tendent, mon regard est alerte et mon visage se tourne vers l’origine du bruit. J’étais prêt à voler pour abattre ma colère, ou ma justice. Je me ravise aussitôt. Je me rappelle que je n’étais plus là-bas, qu’il existait dorénavant des lois et des gouvernements. Je pouvais me reposer, enfin. J’avais une chance d’expier mes crimes, également. Mes épaules s’affaissent, mon corps se détend. Pourtant, mon esprit travaille toujours, se battant entre déni et acceptation.

Mon regard croise celui de Bruce. Il parlait de combat éternel, je pensais à la paix éternelle.

- Nous avons une seconde chance, que nous devons saisir pour faire les choses correctement, pour rétablir les torts que nous aurions pu commettre.

Je me tais, l'attention à nouveau happée par quelques corps mouvants au loin.

- Ils arrivent, me contentais-je de dire. Nous parlerons plus tard. Après tout ça.