Black Crusade & League of Shadows [Terminé - Intrigue I]

Dans le salon calfeutré du club, les spots de lumière crue et la pyrotechnie renvoyaient des lumières de feu qui dansaient sur sa peau irisée comme autant de flammèches mourantes. À chacun de ses mouvements, les éclats mordorés de ses bracelets, des breloques qui pendaient à sa taille nue et de ses bagues ornées de l’ambre le plus pur rythmaient ses pas de danse, qu’elle esquissait au son d’une basse sourde et tribale. Une chorégraphie mille fois répétée ; Celle de l’appel du sang, de l’ardeur du combat, des plaisirs de la chair. C’était, après tout, ce que Shaera incarnait : l’interdit, le besoin irrépressible, la peur primale, la colère vengeresse, la passion. Surtout la passion. À sa manière, c’était ce que Talia incarnait aussi.

Mais ce soir, pour un bref instant, elle n’était pas Talia. Elle n’était pas la fille de Ra’s al Ghul, en mission pour son père. Elle était une danseuse exotique, une figure fantasmagorique au service d’une puissance ancienne. Car, après tout, que serait Quetzacoatl sans sa prêtresse fidèle ? Le serpent à plumes réclamait son dû cette nuit et elle se devait de le lui offrir. Des plumes, ses épaules nues s’en ornaient volontiers, de même que sa chevelure noire qui se parait aussi d’une couronne moirée d’or et d’émeraude. Le serpent, comme un accessoire, glissait lui ses écailles froides contre sa peau huilée, ses anneaux puissants autour de sa gorge fine. Son susurrement discret à ses oreilles évoquait la prédation et le danger.

Dans les circonvolutions blanches des fumées de cigare, ses prunelles noires glissaient sur l’assemblée, se jouant de leurs regards et des désirs qui y étaient enfouis. Certains voulaient la posséder, d’autres voulaient simplement la briser et d’autres, enfin, pensaient à elle lorsqu’ils étaient avec leur femme. La plupart ne l’intéressait pas, mais il y avait parmi eux des visages qu’elle ne connaissait que trop bien ; Ceux-là, elle les avait sous sa coupe, soit qu’ils fassent appel à ses services plus privés, soit qu’ils se soient faits piéger par elle. Ils étaient ses sources, forcées ou fortuites. La plupart ne s’en plaignaient pas. En somme, elle les traitait bien et ils avaient plus à gagner à lui offrir ce qu’elle voulait qu’à essayer de la tromper. Certains avaient essayé mais...

La musique prit fin et on vint la soulager du boa qui pesait sur ses épaules. Sous les applaudissements, les remarques soufflées à demi-mots sur son passage, Shaera laissa place à la Fille de Démon. Invariablement, c’était le Léviathan revenait sur le devant de la scène, qui reprenait les rênes de son existence. D’aucuns diraient que le mal ne dormait jamais et ils auraient raison. Mais Talia se voyait avant tout comme un mal nécessaire, celui qui permettrait de purger l’humanité pour lui offrir un nouveau départ. Un travail de longue haleine, celui d’une vie et même de plusieurs. Un travail qui ne lui permettait d’être quelqu’un d’autre que le temps d’une danse. Mais ce travail, elle y sacrifiait volontiers sa vie. Après tout, elle l’avait déjà fait.

Le rideau de velours sombre se tira sur le décor aztèque, mettant un point final à sa représentation. Elle se produisait seulement sporadiquement, s’assurant de rencontrer ceux qu’elle devait rencontrer, de faire passer les messages qu’il fallait faire passer et de récupérer les informations qui l’intéressaient et méritaient d’être récupérées. Elle ne s’attardait jamais, par égard pour ne pas tomber le masque qui dissimulait ses traits, et cette fois-ci ne faisait pas exception. Il était l’heure de partir. Talia se faufila jusque dans les coulisses, jusqu’à la cabine qu’elle s’était octroyée et qui lui permettait de se changer et de sortir du bâtiment sans être vue, grâce à un passage habilement dissimulé derrière une penderie amovible.

Un passage qu’elle était certaine d’être la seule à connaître, et pourtant...

Et pourtant elle la sentait, la présence haute et sombre qui s’était dissimulée dans les ténèbres. Elle la sentait et son cœur venait de se figer dans sa poitrine au déclic de la porte qui se fermait derrière elle. Son souffle aussi, pesant dans sa gorge, plus lourdement à chaque seconde. Elle sentait la menace qui lui chatouillait la nuque, son instinct lui hurlant d’attaquer la première. Et puis il y avait l’espoir, futile, qui ne cessait de grossir dans sa poitrine. Cet espoir impossible. Irritant. Et puis il y avait la méfiance froide, celle qui faisait que, malgré elle, ses doigts s’étaient mis à caresser la lame dissimulée dans sa coiffe, tandis qu’installée devant sa coiffeuse, elle s’affairait à en dénouer les attaches. Tous ces sentiments, contradictoires, s’évaporèrent en un instant lorsqu’il prit la parole.

Car alors, il n’y avait plus de doutes possibles sur l’identité de celui qui se cachait près d’elle.

Aucun doute, mais de l'effarement. Et une joie malsaine.

« Bonsoir, bien-aimé, répondit-elle d’une voix impassible. Elle posa sa coiffe près d’elle, entreprit d’ôter les bijoux qui alourdissaient ses poignets et ses chevilles. Je suis heureuse de constater que tu te portes bien. Pour un mort. »

Mort par deux fois, dans les ruines de Nanda Parbat et avec la Justice League. Et par deux fois revenu. Combien de fois avait-elle rêvé de cet instant, de ces retrouvailles ? Dans ses fantasmes, elle se lovait parfois nue dans ses bras, elle lui plantait parfois un poignard dans le cœur. Tout dépendait du manque, de la rancœur. Aujourd’hui, maintenant qu’elle était face à lui, elle ne faisait rien. Et pourtant il lui avait manqué cruellement. Et pourtant elle le haïssait toujours. Quelle douce, douce ironie.

« Comment m’as-tu retrouvée ? » Fit-elle en glissant un regard dans le miroir.

Elle ne demanda pas pourquoi. Pas dans l’immédiat.

Un coup d’œil dans le miroir suffit à dessiner sa silhouette, noir sur noir, nimbée de ténèbres. Tapi dans l’ombre et mêlé à ces dernières qui le drapaient de leur manteau, il était indiscernable. Mais Talia savait, Talia sentait. Sa présence vrillait au fond de son cœur irrémédiablement blessé et tout son être lui hurlait le danger qu’il représentait. Mais la Fille du Démon aimait le danger. Et plus particulièrement, elle aimait ce danger. Elle le chérissait, cajolait la peur qu’il faisait naître et la rancœur qu’il faisait ressurgir. Elle le vit s’approcher dans la lumière grège, ténue, de sa cabine et son souffle se suspendit un instant. Ainsi que les battements de son cœur, abandonnés aux aléas du timbre de sa voix. Des inflexions familières pleines de non-dits, de menaces à peine dissimulées... Et d’autres choses. Des choses tapies dans le creux des mots que ni l’un, ni l’autre, n’étaient prêts à dévoiler à la lumière artificielle de cet instant. Mais son apparition dissipa le doute qui subsistait dans son esprit quant à l’évidence de ces retrouvailles. Car elle les avait vécues plusieurs fois déjà. Jamais de façon aussi réelle.

« Je n’avais aucun moyen d’en être sûre. » Répondit-elle d’une voix qui se voulait toujours neutre.

Mais une part d’elle l’espérait et, même temps, ne l’espérait pas. Car c’était là tout le paradoxe de leur relation ; Elle l’aimait au point de le haïr, de vouloir sa perte. Après tout, ne devait-il pas être sien ou ne pas être du tout ? Oh, elle détestait l’aimer ainsi et en même temps elle ne pouvait pas vivre sans ces sentiments inextricablement mêlés, enfouis au fond d’elle. Même quand elle était certaine de sa perte, il l’enchaînait à son souvenir. Et elle se détestait pour ça. À contrecœur, Talia ferma les yeux et sa présence l’enveloppa. Pendant un instant, elle se revit vingt-ans auparavant. Dans ses bras. Et il parla et elle but ses paroles ; Elle savait pourquoi il était là, elle savait qu’il savait chaque pas qu’elle avait fait depuis leur dernière rencontre. C’était là la seule raison de la présence quoiqu’il subsistât une lueur d’espoir dans son esprit malade, qu’il était là pour elle.

« Ou peut-être que je l’espérais. » Susurra-t-elle avec un demi-sourire.

Elle se voulait blessante, à haut de sa propre blessure, provocatrice aussi mais ils savaient tous les deux que cette allégation était fausse. Et qu’elle était vraie, à la fois. Au moins avait-il dissipé un doute dans son esprit : elle n’avait pas été trahie par l’un des siens et, en ça, elle savait qu’il lui disait la vérité. C’était déjà ça de pris, mais ça n’en rendrait pas moins la discussion qui suivrait délicate. Talia continua de se délester de ses apparats ; Les épaulières, d’abord, alourdies par les plumes, les dorures, les pierreries. Puis ce furent les voilages qui drapaient ses hanches, la courbe de ses jambes, orné de fils d’or et de perles véritables. Puis ce fut tout le reste.

« Un accord devenu caduque, avec ta disparition. » Rétorqua la Fille du Démon.

Talia savait que Ra’s avait soupesé la question, avait envisagé le risque, avant de prendre sa décision de faire renaître la Ligue de ses cendres. Elle savait aussi que son père avait cherché le Chevalier Noir, qu’il avait guetté son retour. En vain. Il n’avait pas voulu la mêler à ses recherches, persuadé dans son cœur qu’une issue – ou l’autre – pourrait la briser, la détourner de la voie des Ombres. C’était là qu’il s’était trompé sur son compte, parce que sa disparition n’aurait sensiblement rien changé pour elle. Il aurait continué de vivre dans son esprit. Quant à sa détermination à voir s’accomplir le destin de la Ligue... Son passage dans le Puits s’était chargé de la cristalliser.

« Qu’espérais-tu, Bruce ? Que nous nous contentions d’être les spectateurs impuissants de ce qui se mettait en place, pieds et poings liés par un accord qui n’avait peut-être plus lieu d’être, alors que le monde sombrait dans le chaos ? Ses prunelles cherchèrent les siennes dans le reflet, s’y plantèrent impitoyablement. Tu sais mieux que quiconque ce qu’il est advenu avec l’exécution du Gran Plan. Nous avons fait preuve d’opportunisme, c’est vrai, mais nous devions protéger nos intérêts. »

Elle se leva pour lui faire face, son visage à seulement quelques centimètres du sien. Le temps sembla se suspendre avant qu’elle ne reprenne finalement la parole.

« Tu me demandes si nous sommes en guerre, mais la vérité c’est que c’est à toi, et à nul autre, que tu poses cette question, mon bien-aimé, souffla-t-elle. Quand tu auras trouvé la réponse à cette question, souviens-toi qu’à une folie déchaînée, un chaos contrôlé est parfois préférable. Et que même toi, ne peux te battre sur tous les fronts à la fois. »

En quelques pas, elle traversa la pièce pour se saisir d’un peignoir en soie noire dans lequel elle glissa, s’arrachant à sa vue. Talia entrouvrit doucement les lèvres, sans qu’aucun son n’en sorte. Puis, sans se retourner, ceignant la soie, elle murmura doucement :

« Je suis désolée pour Alfred et Jason, Bruce. Sincèrement désolée. »

Et elle l’était, du plus profond de son cœur meurtri.

Sa silhouette imposante semblait pouvoir l’embrasser toute entière. Elle sentit son contact incertain et cette sensation fugace lui arracha le souffle. Un sentiment écrasant qui naissait au fond de sa poitrine et qui la ramenait vingt ans en arrière. Pendant un instant, Talia ferma les yeux et s’affaira à ressentir sa présence ; À percevoir son souffle, juste à la naissance de ses cheveux, à sentir son cœur battre sous l’armure qu’il portait, à distinguer sa chaleur. Il irradiait... Mais peut-être était-ce simplement une vue de son esprit ? Qu’importe, c’était un instant seulement et déjà elle rouvrait les yeux. Un instant, et le désir fugace s’était dissipé aussi vite qu’il était né. Ne restait que l’exaspération.

« Et de laisser le monde sombrer plutôt que de faire les choix qui s’imposent, trancha-t-elle froidement, avant d’ajouter dans un souffle : mais ça a toujours été ton point faible, bien aimé. »

Voilà pourquoi les objectifs de la Ligue avait toujours été profondément incompatibles avec sa croisade noire et la façon dont il entendait la mener. Il avait compris, sans jamais vraiment s’y résoudre, que leur façon de faire était la seule qui soit viable sur le long terme. L’humanité devait renaître pour s’élever. C’était ainsi. Pourtant, il avait cherché d’autres façons de faire, des façons qui correspondaient mieux à sa conception tordue de la justice. Pour quel résultat ?

Et même là, même alors qu’il avait tout perdu, il ne voyait pas ce qu’elle, elle voyait : l’avenir radieux qui se dessinait dans les flammes de la purification. Il était aveuglé, encore et toujours, par sa mission. Il y avait toujours eu trop de lumière en lui, une lumière sombre qu’elle n’avait pas su étouffer correctement. Et pourtant, elle avait essayé. Oui, elle avait essayé, nuit après nuit. Talia leva ses prunelles sombres vers Bruce, saisissant la mise en garde à peine dissimulée sous quelques mots qu’il égrainait à mi-voix. Osait-il vraiment... ?

Elle se retourna pour lui faire face, son visage à quelques centimètres du sien.

« Peut-être aurait-il préféré les savoir entre les mains d’autres individus ? Du Joker ? Elle haussa un sourcil circonspect. Entre les nôtres, c’est une assurance qu’il ne s’opposera pas à nous. Entre les siennes ? Je ne préfère même pas y penser. Un sourire provocateur ourla sa lèvre, tandis qu’elle susurrait : mais nous pourrions le découvrir ensemble, si tu y tiens tant. »

Les menaces pouvaient aller dans les deux sens. C’était un jeu dangereux auquel elle jouait, la Fille du Démon. Elle le savait pertinemment. À sa décharge, ils jouaient tous les deux avec le feu en cet instant. Ces menaces étaient insensées, d’un côté comme de l’autre ; Mettre une telle arme entre les mains du Joker, ce chien fou, serait du suicide. Envoyer le Kryptonien à ses trousses ne le serait pas moins. Rien de bon ne pourrait sortir d’un affrontement entre la Ligue des Ombres et Superman.

« Il n’y a pas de retour en arrière possible, de toute façon, fit-elle après un instant. Relâcher notre emprise sur Starcity signifierait permettre aux mafias d’en reprendre le contrôle et ce n’est absolument pas envisageable. Si Oliver Queen désire nous bouter hors de la ville, qu’il le fasse. Elle eut un rire sardonique. Ça me donnera l’occasion de le revoir, nous avons à nous dire. Je n’ai guère pu lui dire adieu la dernière fois que nous nous sommes croisés, j’avais trois flèches plantées dans le dos et je m’étouffais dans mon propre sang. »

Un souvenir des plus désagréables, il est vrai. Mais le puits l’avait ramenée d’entre les morts et sa détermination s’en était retrouvée démultipliée. Cristallisée. Quelque part, elle en était reconnaissante à Oliver de l’avoir trahie : il lui avait permis de se retrouver. Talia fit un pas de côté pour contourner Bruce, alla jusqu’à un guéridon ancien où se trouvaient verres et bouteilles de cristal. Tout en se servant un verre ambré, puis un second qu'elle lui tendit, elle reprit :

« Quant à Metropolis et à Gotham, notre influence n’y est que... Limitée. Nous gardons un œil sur la manière dont les choses évoluent, tout au plus. »

Les informations seraient aisées à vérifier – et ce d’autant plus qu’elles étaient parfaitement vraies. Après leur dernier affrontement, après l’accord que Ra’s et lui avaient conclu, la Ligue s’était tenue à distance de Gotham. Même après la disparition du Chevalier Noir, son père avait choisi de concentrer ses efforts sur Starcity et Talia avait salué cette initiative. Trop de souvenirs douloureux la rattachaient à la ville du Chevalier Noir. Elle préférait s’en tenir à distance. De surcroît, la ville était en proie à un chaos indicible. S’y implanter n’aurait pas été aisé, loin de là.

Elle porta le verre à ses lèvres, déglutit une gorgée de scotch en laissant ses prunelles sombres accrocher les siennes. Un sourire passablement amusé ourla sa lèvre. Il venait d’exiger d’elle qu’elle cesse ses activités et, dans le même temps, qu’elle lui rende un service. Un qui soit onéreux, de surcroît. La Fille du Démon devait admettre : il ne manquait pas de culot. Mais là encore, c’était probablement ce qui l’avait séduite chez lui.

« Je vois, fit-elle en reposant son verre. Nous sommes en mesure d’avancer cette somme... Mais, si je ne m’abuse, tu n’es pas en mesure de nous la rembourser, même sans compter les intérêts. Elle croisa les bras sur sa poitrine, le toisa. Alors dis-moi, qu’espères-tu nous offrir en retour Bruce ? Que peux-tu nous offrir qui vaille quinze milliards de dollars ? »

Quelque chose lui disait qu’il en avait probablement déjà une vague idée...

Talia coula ses prunelles sombres dans celles de l’homme qui lui faisait face. Elle ne répondit rien, laissant simplement s’installer un silence entre leurs silhouettes qui se découpaient dans la pénombre. Un silence évocateur, un silence qui ne souffrait pas de ces instants de gêne qu’il laissait parfois naître. Beaucoup de choses se jouaient dans ces instants égrainés dans un mutisme qu’elle avait appelé de ses vœux ; Il voyait naître dans son regard pénétrant, étincelant des étoiles noires qui s’y noyaient, une question légitime qu’elle n’avait pas besoin de lui poser. Il faisait l’apologie de la lumière, lui qui avait choisi de se draper d’ombres. Elle voulait la faire renaître par les flammes, cette humanité qui s’éteignait d’elle-même, éprouvée par ses propres paradoxes, et emportait le monde avec elle. Deux forces en constante opposition. Les ténèbres pouvaient être un refuge, lui disait-elle silencieusement, et la lumière... La lumière pouvait être une arme.

Leur échange dériva cruellement, se lova sur les berges d’une vérité terrifiante qu’il lui exposait crûment. Il retournait ses arguments contre elle, les étendaient comme un fanion sanglant qu’il promettait de lever sur ses erreurs. Si elle fermait les yeux, l’image mentale se dessinait en un instant, gravée sous ses paupières : le feu, le sang, la mort omniprésente. Les ruines de Nanda Parbat. Les vestiges de la Ligue des Ombres. Et l’impossibilité de renaître de ses cendres. Oui, la Fille du Démon n’était pas dupe, elle l’avait vu à l’œuvre : le Kryptonien pourrait les balayer en un instant et nul ne pourrait rien y faire, pas même lui. Talia le savait. Et Bruce savait qu’elle le savait. Alors ses menaces n’étaient que cela, des menaces, une provocation joueuse du prédateur devenu proie. Mais l’inflexibilité de l’homme qui se dressait face à elle ne lui arracha rien de plus qu’un soupir las.

« Et tu entends la remettre aux autorités compétentes ? À lui, peut-être ? Elle plissa les yeux. Non, évidemment que non. »

Lui aussi craignait Superman, constatait-elle froidement. Mais pas celui qu’il était aujourd’hui, non, de celui-là il ne doutait pas. C’est de celui qu’il pourrait être demain dont Bruce se méfiait, et c’est pour lui qu’il voulait mettre la main sur leur prise. Le plan était simple, sans faille ; Un Superman hors de contrôle ne pourrait chercher à détruire des réserves de kryptonite dont il n’avait pas connaissance. Or, aux yeux de tous, elle était volée et seul Bruce était parvenu à remonter la piste jusqu’à eux. Pour tous les autres, la kryptonite avait simplement disparu de la circulation. Oh, comme c’était commode... Mais une question taraudait Talia : Pourquoi maintenant ? Pourquoi n’avait-il pas cherché à s’en procurer avant ? L’espace d’un instant, Talia se demanda si quelque information su sujet du Kryptonien lui échappait. Elle se demanda si Bruce savait des choses à son sujet que la Ligue des Ombres ignorait.

Sans chercher à faire taire le fil de ses pensées, la Fille du Démon écoutait les propositions du Chevalier Noir avec une attention toute particulière. Chacune d’elle étira un peu plus le sourire sardonique qui flottait à ses lèvres. Pour toute réponse, elle les plongea dans l’alcool ambre qui les lui mordit impitoyablement. Elle déglutit une gorgée, petite, qui se fraya un passage ardent en elle et attisa les flammes qui grondaient au fond de sa poitrine. Entendait-il vraiment la dépouiller de tout ? Armes ? Influence ? Argent ? La bile lui monta aux lèvres, tordit sa poitrine d’une haine dévorante et insensée qui consuma tout sur son passage. Qu’espérait-il ? Qu’elle accepte les yeux fermés ? Que pensait-il pouvoir lui offrir qui vaille qu’elle accepte ? Elle ne pouvait pas. Elle ne le ferait pas.

Puis il offrit. Il offrit tout ce qu’elle ne pouvait espérer et plus encore. Son cœur loupa un battement, s’emballa comme le cœur qui s’apprête à saisir ce qu’il a si ardemment, si longtemps désiré. Ses phalanges blanchirent sur son verre de scotch, lorsque son poing se serra spontanément et tout son corps se tendit en réponse. Elle avait les nerfs à vif. L’âme saignée à blanc.

« Fais attention, Bruce, gronda-t-elle doucement, sourdement. Il est des engagements que l’on ne peut pas prendre à la légère et celui-là en fait partie. Alors j’aimerais que tu précises ta pensée. Elle prit une lente, profonde et fébrile inspiration. Dis-moi, bien aimé, quelle part entends-tu prendre dans l’avenir de la Ligue des Ombres ? Quelle est-elle qui justifie que nous abandonnions ce pourquoi nous nous sommes battus ? »

Talia sentit le souffle erratique, elle sut le cœur qui loupait un battement. Instinctivement, elle sut le trouble qui s’était insinué dans son esprit, même si son visage aux traits monolithiques ne laissait rien entrevoir. C’était juste l’espace d’un instant, une seconde perdue dans l’infinité de leur relation. Il y en avait eu d’autres avant, il y en aurait probablement d’autres, après. Mais la singularité de cet instant lui fit comprendre qu’elle avait vu juste, au moins sur ce point. Bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle le connaissait, lui, plus qu’elle ne connaissait quiconque. Probablement plus qu’elle ne se connaissait elle-même. Et elle savait aussi qu’il avait raison lorsqu’il affirmait qu’il fallait que ce soit lui, en possession de la kryptonite. Cela lui coûtait de l’admettre, mais elle savait qu’il avait raison. Un soupir irrité s’insinua d’entre les lèvres de la Fille du Démon tandis qu’elle détournait ses prunelles sombres de celles de son interlocuteur masqué. Leurs corps étaient proches, se défiaient.

« Je sais, Bruce. Elle prit une gorgée d’alcool. Qu’à cela ne tienne. Ne me le fais pas regretter. »

Son père aurait désapprouvé vertement, Talia en était consciente. Mais la Ligue gardait la kryptonite comme assurance et Bruce la garderait également comme telle, alors quelle différence cela faisait-il ? Talia en voyait au moins une, et elle était en leur faveur : Bruce connaissait intimement le Kryptonien et Talia savait ce que cela impliquait. Cela signifiait qu’il connaissait ses failles, ses faiblesses, qu’il avait déjà envisagé toutes les possibilités d’un affrontement. Cela faisait de Batman le plus à même de pouvoir le maîtriser si... Si... Un frisson désagréable courut le long de son échine. C’était véritablement une possibilité effrayante. Tout ce qu’espérait la Fille du Démon, c’était que Bruce ne leur tournerait pas le dos si les choses devaient partir à vau-l’eau. C’était leur seule assurance de tenir tête à Superman et elle la lui cédait de son plein grès. C’était une décision qui pouvait précipiter leur chute.  

Ces considérations, toutefois, ne tardèrent pas à être balayées. À dire vrai, il suffit d’une phrase pour les oblitérer. « Assurer l’avenir de la Ligue des ombres. » ; Et en un instant, il n’en resta rien. Quelque chose de plus grand, de plus puissant, de plus intense venait de prendre le pas sur ce qui lui semblait maintenant bien dérisoire. En un instant, la Fille du Démon fut projetée vingt-ans en arrière, lorsqu’il lui sembla qu’elle était au sommet du monde, avec Bruce à ses côtés. Bruce qui disait être prêt à assumer ses responsabilités au sien de la Ligue. Qui affirmait que ses méthodes étaient dépassées, qu’il avait compris et qu’il requerrait sa place d’héritier. Bruce qui lui disait qu’il voulait déterrer le passé, le remettre au goût du jour et à la lumière non plus de ce qu’il avait été mais de celui qu’il était devenu. Un vengeur qui était prêt à embrasser la part de ténèbres qui se nichait au fond de lui. Et qui avait toujours fait partie de celui qu’il était.

Talia avait fermé les yeux pour mieux goûter ses mots. Elle n’arrivait pas à y croire.

Son souffle s’était fait profond, extatique. Les battements de son cœur lents et puissants.

« Oh Bruce, souffla-t-elle, si tu savais. Si tu savais comme j’ai rêvé d’entendre ces mots. Nuit après nuit. Si tu savais comme... »

Elle se mordit les lèvres avec force, laissant perler une goutte carmine sur leur rebord charnu. Elle les entrouvrit mais les mots lui manquèrent ; Son souffle se suspendit lorsqu’elle se hissa sur la pointe des pieds et laissa courir ses lèvres sur celle du Chevalier Noir... Avant de les saisir avec une fougue qui n’avait pas failli une seule fois en vingt ans. Passant ses bras autour de son cou, elle plaqua son corps presque nu contre l’armure implacable et se perdit dans l’étreinte qui lui était rendue passionnément.

Puis elle ouvrit les yeux et réalisa que rien de tout ça n’était arrivé. Elle fit un pas en arrière.

« Et quelles sont-elles, tes conditions, bien aimé ? » Demanda-t-elle le souffle court.

Ses prunelles sombres trouvèrent celles du Batman, se lovèrent dans leur éclat glacial. Elle inclina doucement la tête, laissant cascader ses boucles noires sur ses épaules couvertes de soie et l’observa attentivement. Si elle ne perçut pas la surprise que son accord avait suscité en lui, en revanche, elle ne fut guère surprise de réaliser qu’il n’y avait pas eu, et qu’il n’y aurait pas, de remerciements de sa part... Evidemment, songea-t-elle sombrement, puisqu’elle ne lui faisait pas de faveur. Puisqu’ils savaient l’un comme l’autre que cette décision, si elle coûtait à la Ligue des Ombres un avantage stratégique certain, était la meilleure qu’ils puissent prendre. Parce qu’en dépit du feu qui brûlait au fond de son cœur, alimenté par la passion, alimenté par la haine, alimenté par le conditionnement de Ra’s, Talia était un esprit pragmatique. Et par pragmatisme, elle savait aussi qu’il ne faillirait pas à la parole qu’il ne lui avait pas donné. Cette droiture qui la faisait l’aimer, le détester, et qui s’appliquait tant à elle qu’à chacun. Et elle lisait dans son cœur, peut-être avec plus de facilité que dans le sien propre et certainement avec plus de perspicacité qu’à l’époque. C’était ainsi.

Quant au reste, ce n’était que menus détails qu’elle balaya d’un revers de main agacé.

« À ta convenance, bien aimé, fit-elle alors. Je peux te la remettre dès ce soir et dans un lieu de ton choix. Mais seulement en main propre. »

Elle n’avait aucun doute quant à la loyauté des hommes qui travaillaient pour elle, Talia ne s’entourait que des meilleurs, des plus fidèles des agents de la Ligue. Mais c’était un cargo bien trop précieux pour le laisser entre d’autres mains que les siennes ou celles du Chevalier Noir. Contrairement aux menaces insensées qu’elle avait proféré quelques instants auparavant, la Fille du Démon ne savait que trop bien ce que la kryptonite représentait et combien elle serait dangereuse si elle tombait entre de mauvaises mains. Elle ne pouvait pas prendre risque de la voir interceptée. En aucun cas. Le reste de la conversation, la proposition, tomba comme un couperet, sectionnant net le fil de ses pensées qui se dispersèrent comme autant de grains de sable sous le vent sec qui balayait son cœur rendu aride par les années. Au regard de l’émotion qui l’avait étreinte, pendant un instant, juste un instant, elle s’était épanchée auprès de lui. Elle s’était laissée aller à des sentiments contradictoires et violents, qu’elle avait profondément refoulé pendant plus de vingt ans. Vingt ans. C’est long pour désespérer d’aimer. Et pourtant la sanction, elle, avait été immédiate.

« Je ne le sais que trop bien. » Souffla-t-elle froidement.

Et il y avait dans ces quelques mots une vérité roide, teintée d’une douloureuse résignation.

Mais Talia n’eut pas le temps de se préoccuper de ses états d’âme ; Déjà, le Chevalier Noir exposait ses conditions, ses désirs pour le futur de la Ligue des Ombres, et elle peinait à croire qu’il fut vraiment prêt à endosser ce rôle. De nouveau, une pensée fugace la traversa : pourquoi ce changement, si soudain ? Pourquoi cette volonté de renverser l’équilibre des pouvoirs ? Et surtout, pourquoi maintenant ? La Fille du Démon ne répondit pas immédiatement lorsqu’il se tut enfin. L’ultimatum ne lui fit pas le moindre effet. Elle se contenta d’accrocher ses prunelles, de planter son regard perçant dans le sien, pour lire ce qui s’y dissimulait. Lire entre les lignes ne suffisait plus. Elle devait lire ce qui dansait dans les ombres au plus profond de son âme.

« Et dire qu’il fut un temps où Ra’s rêvait de te remodeler à son image, de faire de toi son héritage vivant et te laisser accomplir ses desseins. Elle eut un sourire acide. Aujourd’hui, tu veux remodeler la Ligue des Ombres à ton image, l’utiliser pour accomplir ton grand œuvre. Quelle douce ironie... »

Elle secoua la tête doucement.

« Crois-tu seulement qu’il te laissera faire ? Non Bruce, il s’y opposera de toutes ses forces. Ce n’est pas ce qu’il voulait pour la Ligue des Ombres. Ni pour toi. Ni pour nous. »

Et Ra’s al Ghul n’était pas réputé pour sa souplesse. À bien des égards, il avait comme Bruce cette doctrine rigide imprimé au fond de lui et le jeu de pouvoir auquel il s’adonnait avec ce dernier depuis près de vingt ans en disait long sur sa capacité à faire des compromis. La Tête du Démon était un être ancien et inflexible. Mais sa fille ne l’était pas. Elle avait cela pour elle. Et elle savait aussi qu’il valait mieux marcher aux côtés du Chevalier Noir que de s’opposer à lui. La Ligue des Ombres ne s’était jamais tant développée que lors de la disparition de la Justice League, le retour du Batman signait la reprise des hostilités. Devaient-ils encore faire saigner le monde de leurs affrontements sans fin ? N’y avait-il pas un autre chemin ? N’était-ce pas pour cela qu’il lui tendait la main ?

La Ligue assure l’équilibre. La Ligue engendre le chaos.

Au fond d’elle, quelque chose frémit. Quelque chose se muait. Elle se détourna de lui.

« On ne m’a encore jamais dit qu’il pouvait y avoir renaissance sans feu purificateur, bien aimé, souffla-t-elle doucement. Jamais. Et l’histoire ne t’aura pas donné raison. Elle marqua une pause. Alors pourquoi cette fois serait différente ? »

Précisions et imprécisions qui s’entrecroisaient, se chevauchaient, pour former une ébauche de plan auquel elle convenait de mauvaise grâce. Elle serait au lieu-dit, à l’heure dite et elle embrasserait la fin de la nuit en attendant de le voir fendre les ténèbres pour venir chercher son dû. Il avait ses réserves, il avait ses doutes quant à la position à adopter avec elle – à juste titre. Il se montrait encore prudent à son endroit, alors qu’elle cédait peu à peu à toutes ses exigences... Toutes ? Pas tellement. Il en restait une, une seule qu’elle refusait de lui céder pour le moment. Elle voulait avoir toutes les cartes en main, elle voulait être convaincue et balayer les derniers doutes qui restaient vrillés à ses pensées, sous-jacents à chacune d’entre elles. Et c’était pour le mieux, la fille du Démon ne le savait que trop bien ; La décision qu’elle s’apprêtait à prendre était trop lourde de conséquences pour chacun, trop pour qu’elle ne laisse parler son cœur. Elle devait faire taire ces sentiments contradictoires qui l’étreignaient encore pour se concentrer sur l’essentiel, sur le factuel. Toutes les fibres de son corps ne lui criaient pas que c’était une erreur. C’était déjà un bon début.

Ses paupières se plissèrent sur la nuit noire de ses iris, elle le scruta derrière le rideau de ses cils noirs tandis qu’il lui opposait ses certitudes dans la réussite de leur entreprise. Elle lui avait soumis ses réticences à rejoindre sa cause et à emporter avec elle une part de la Ligue des Ombres, lui avait dit ce qu’impliquerait qu’elle se retourne contre Ra’s al Ghul, ce à quoi ils devraient s’attendre. Elle avait laissé parler ses hésitations sans rien lui dissimuler de ses craintes intrinsèques. Son père n’était pas un homme que l’on dupait aisément et, surtout, il n’était pas un homme que l’on ne prenait pas au sérieux. Qu’elle soit sa fille prodigue, sa fille adorée ne changerait rien au fait que dès lors qu’elle se tiendrait aux côtés d’un Bruce déterminé à changer l’Organisation dans ses fondements, elle serait contre lui. Elle serait l’ennemie et elle serait à éliminer.

« Le combattre ? Elle vrilla ses prunelles sombres dans les siennes. La Tête du Démon est unique et elle est multiple, tu ne le sais que trop bien, bien aimé. Nyssa nous opposera elle aussi sa fureur, oui. Son beau visage se rembrunit. La Ligue saignera de cet affrontement et de ceux qui en découleront. Auras-tu toujours besoin de nous, si nous sommes exsangues ? »

C’était une façon de s’assurer qu’il ne se servirait pas simplement d’elle pour détruire la Ligue des Ombres de l’intérieur. Pour la détruire elle et pour amputer son père de son bras droit. En serait-il capable ? Peut-être. Que savait-elle de ce qu’il était devenu pendant les années qui avaient vues sa disparition ? Aucune piste n’était à écarter mais, même au-delà de ça, Talia était sincère dans sa question ; La plupart des hommes qui l’avaient suivie à Starcity se rangeraient derrière elle. Elle avait leur loyauté, leur confiance. Mais les autres ? L’influence de son père transcendait de loin la sienne. Ils ne pourraient pas tous les rallier, c’était une certitude à laquelle Talia se préparait déjà. Ils allaient perdre des agents. Ils allaient perdre peut-être bien plus. Elle ferma doucement les yeux, consciente que la balance de ses décisions penchait dangereusement d’un côté plutôt que de l’autre.

« Ensemble... » Répéta-t-elle comme si ce mot avait une consonnance particulière.

Amère, remarqua-t-elle.

Et pourtant. Il y avait dans cette sonorité aigre quelque chose de doux. Quelque chose d’ancien.

De l’espoir.

Un espoir nu. Un espoir qui n'était pas teinté de ses désillusions habituelles.

« J’accepte. » Fit-elle à mi-voix.

Et ce fut comme si un poids s’ôtait de ses épaules et qu’elle venait de se draper d’un tout autre sentiment. La culpabilité et la certitude. En dépit du remord qui bouillonnait déjà dans son cœur, elle savait désormais qu’elle n’aurait pas de regrets. Elle se tourna vers le Chevalier Noir et asséna d’une voix raffermie par la détermination :

« J’accepte, Bruce. »

Et pour la première fois dans ses yeux, il n’y avait pas de jeu. Pas de désir non plus. Pas d’amour.

Du ressentiment. Il y avait du ressentiment et de la détermination.

« Quand commençons-nous ? »

Ses mots résonnèrent encore longtemps dans son esprit, tournant encore et encore comme une ritournelle cruelle, infernale, entêtante. Ils restèrent suspendus, ainsi qu’elle, dans l’espace inerte et froid qu’était devenu sa loge après le départ du Batman. Il lui sembla encore les entendre, songea-t-elle, car son envol par la fenêtre avait laissé un vide qu’il avait rempli de pensées douloureuses ; Des choses qui avaient été dites, des choses qui auraient dû être dites et des choses qui auraient dû être faites. Et puis il y avait eu ces quelques mots, égrainés, et qui étaient là, présents juste à l’orée de son esprit comme une mauvaise blague avare de rires, vorace. Ils étaient mordants.

Elle aurait oublié, elle ?

Mais elle n’oubliait rien, la Fille du Démon. Comment aurait-elle pu ? Elle s’était battue toute son existence pour se hisser à la hauteur d’un rôle qui ne lui avait jamais été destiné.

La disparition de la Justice League, et de Bruce, n’y avait rien changé.

Elle n’avait jamais été que l’instrument de Ra’s et non son héritière. N’avait-elle pas tout donné pour se rendre digne de lui ? Elle n’oubliait rien de la souffrance physique, de la souffrance psychologique qu’elle avait accepté de subir de sa part pour qu'il la modèle selon ses désirs. Elle n'oubliait rien de celles que Bruce lui avait administrées aussi, lorsqu’il avait choisi de la laisser derrière lui plutôt que de lui proposer de le suivre. Oui, elle aurait été prête à le suivre... Mais il avait choisi de la trahir si irrémédiablement qu’elle avait souhaité sa mort des décennies durant. Sa mort et son affection.

Car, dans un cas comme dans l’autre, elle était enchaînée à l’amour et à la loyauté qu’elle leur portait. Des sentiments schizophrènes, qui l’avait déchirée pendant près de vingt-ans.

Vingt-longues années passées à lutter contre eux et avant tout contre elle-même. C’était fini.

Il lui offrait cette porte de sortie.

Non, Talia n’oubliait rien. Je n’oublie rien.

Combien de temps resta-t-elle ainsi ? La Fille du Démon aurait été bien incapable de le dire. Immobile, elle soutenait son regard sombre, repassait le film de ce qui venait de se jouer. De ce qu’elle venait d’accepter. En elle, elles étaient deux, qui se jaugeaient, qui s’évaluaient à la lumière de la décision qui venait d’être prise et qui bouleversait l’ordre des choses. Mais il était déjà bouleversé, murmura une voix dans sa tête. Et elle acquiesça. C’était la bonne décision.

Et pourtant elle poussa un cri de rage primal.

Le verre qui épousait les formes de sa main vola et éclata le miroir sur lequel se dessinait sa silhouette en millier d’éclats scintillants.

Talia leva les yeux, se darda dans ce qu’il restait de sa glace.

Elle était en mille morceaux.