Elle assénait coup après coup, avec une précision mortelle, avec un acharnement monstrueux. Preuve de sa détermination. Preuve de sa maîtrise du sujet. Le chuintement de l’acier contre l’acier était une mélodie que Talia connaissait sur le bout des doigts ; Elle dissertait, signant un nouveau paraphe à chaque choc qui laissait des gerbes d’étincelles froides pleuvoir autour d’elles. L’éclat froid des lames glissant l’une contre l’autre jetait des feux bleus, illuminant leurs visages déformés par l’effort, déformés par la concentration. Déformés par la rage. Une fine pellicule de sueur couvrait son visage et à sa tempe une veine palpitait à chaque coup de son cœur qui faisait pulser le sang et l’adrénaline dans ses veines. Autour d’elle rien n’existait. Il n’y avait que sa sœur. Il n’y avait que Nyssa et leur lutte intestine pour l’affection de leur père.

Sa sœur lui rendait coup sur coup, impitoyable. Talia ne faisait pas l’erreur de la sous-estimer : si elle était considérée comme la femme la plus dangereuse du monde alors, à n’en pas douter, sa cadette était celle qui venait juste après. Le moindre faux pas était l’assurance d’une issue fatale et, cela, Talia ne pouvait le permettre. Elle nota inconsciemment qu’elle gagnait du terrain sur son adversaire et ce constat lui fit redoubler d’effort. Et elle frappa, frappa, frappa jusqu’à l’inattention qui fit mordre les chairs de sa sœur d’un coup justement placé. Le sang en gicla lorsque la Fille du Démon en retira sa lame, teinté de rouge. Ce sang. Le même qui coulait dans ses veines. Talia, impassible, regarda sa sœur encaisser le coup sans tressaillir et ne put s’empêcher d’en ressentir une certaine fierté.

Mais cela ne dura qu’un instant. Un instant suspendu dans le temps et elles repartirent à l’assaut l’une de l’autre. Du côté de Nyssa les intentions envers son aînée étaient claires : sa mort était la seule réponse envisageable à sa trahison. Du côté de Talia, elles ne l’étaient pas tant ; La Fille du Démon voulait croire qu’une fin qui ne voyait pas le trépas de l’une d’entre elle était encore possible. Elle voulait croire qu’elle pouvait effacer deux décennies de conditionnement, de haine mutuelle, d’humiliation de sa part. Elle voulait croire qu’il y avait encore un peu d’amour fraternel au fond de leurs cœurs glacés. Se trompait-elle ? Seul l’avenir le dirait.  

La Fille du Démon para un coup mais ne fut pas suffisamment rapide pour le suivant : la lame de sa sœur fendit l’air en sifflant et traversa son épaule impitoyablement, lui arrachant une grimace douloureuse. Elle n’émit pas un son, mais la douleur put aisément se lire dans ses prunelles qui flamboyaient d’une colère nouvelle. De sa main libre, Talia saisit la lame de sa cadette pour l’empêcher de l’en retirer, entaillant la chair de ses mains déjà ensanglantées. Ses yeux vrillèrent dans ceux de Nyssa. Inflexibles.

« Tu penses gagner son affection ainsi, cracha-t-elle. Tu penses pouvoir te montrer digne de lui, digne de son héritage. Elle serra la lame plus fort. Mais ça ne nous a jamais été destiné, Nyssa. »

Elle se dégagea d’un geste sec, d’un bond qui mit de la distance avec sa sœur. Sa main gauche était engourdie, la douleur lancinante. Cela ne l’empêcha pas de repartir à l’assaut. Diminuée, mais pas moins gonflée de la rage de vaincre.

Talia serra les dents, accusa le coup de la douleur qui lui vrillait l’épaule. De la douleur qui lui vrillait le cœur. Ses lèvres se pincèrent méchamment, fine ligne qui barrait son visage d’une moue où transparaissait sa frustration, tandis qu’elle repoussait les assauts de sa sœur, les uns après les autres. De façon presque mécanique. Le choc du métal contre le métal cinglait dans l’espace vide qu’était devenu leur duel, la rappelant à un autre temps. À mille autres temps et des situations similaires, mais dissemblables. Adversaires, elles l’avaient toujours été. C’était ce qu’on leur avait appris : elles puisaient dans leur confrontation la force de s’élever l’une contre l’autre, l’une avec l’autre, et devenir les meilleures versions d’elles-mêmes. Ennemies, c’était autre chose. C’était inédit.

La pique de Nyssa fusa telle une lance où le verbe se faisait arme. Elle faisait presque aussi mal que la lame qui lui avait tranché l’épaule, soulevant des questions que la Fille du Démon aurait espérer ne jamais se poser. Sciemment ou inconsciemment, tentait-elle de manipuler de sa sœur ? Était-ce réellement ce dont il était question, dans ces échanges mortels ? Cherchait-elle à la rallier à sa cause, quitte à lui mentir ? Se mentait-elle à elle-même en prétendant que non ? Il y avait des choses irrésolues entre elles, des comportements néfastes si profondément ancrés dans leur relation qu’il lui était difficile de savoir ce qui alimentait réellement leur affrontement. La rancœur ? La loyauté ?

L’amour ?

Mais les mots de Talia devaient avoir frappé juste, là quelque part. Forcément, ils devaient.

Sans quoi Nyssa ne lui aurait pas posé cette question à laquelle il lui fut aussi aisé de répondre.

« Oui, l'affirmation, crachée, avant d’ajouter : et comme un obstacle. »

Une sœur. Un obstacle. Une sœur. Un obstacle qui lui disputait l’affection de son père, qui menaçait de prendre sa place. Une sœur ? Evidemment, l’un n’allait pas sans l’autre. N’était-ce pas là l’essence même de ce qu’elles étaient ? Des sœurs-ennemies qui avaient passé leur vie à jouir des défaites de l’autre, à se lamenter de ses réussites. Mais Talia avait été là la première. Elle aurait dû être l’héritière de la Tête du Démon. Elle avait tout sacrifié pour cela, y compris sa relation avec Nyssa. Assénant coup après coup, elle cracha :

« Toute ma vie, tu as été cette ombre qui menaçait de me supplanter, de me remplacer à ses côtés. Comme ta mère avait remplacé la mienne, persiffla Talia. Je ne le supportais pas. Je ne te supportais pas. »

Mais il n’y avait pas de jalousie dans son cœur. Seulement de l’amertume. Seulement de la colère. Une colère indue, injustement dirigée contre elle. Nyssa n’avait pas demandé à naître, à être élevée dans la violence, dans la mort. À être endoctrinée. Pas plus qu’elle. Elle en avait conscience désormais.

« Mais ça n’aurait pas dû être comme ça. » Souffla-t-elle avec rage, et sa voix se brisa.

Et ça peut encore changer.

Les mots se perdirent sur le rebord de ses lèvres, morts.

Il y avait des choses qui ne pouvaient être dites.

Le souffle de l’explosion balaya tout. Elles comprises. Sentant sa fin arriver, la Tête du Démon n’avait eu d’égard pour rien ni personne, déterminé à tous les emporter avec lui. Pas pour celui qui l’avait vaincu légitimement, qui avait réclamé son dû. Pas pour ses hommes qui avaient combattu loyalement pour lui, toute leur existence. Pas pour ses filles qui s’entre-déchiraient dans un combat sororicide à l’issue incertaine. Pour lui. Pour sa reconnaissance. Pas non plus pour le temple sacré de Nanda Parbat qui avait vu naître et grandir la Ligue des Ombres en son sein, dont les murs devaient être désormais leur tombeau. Pas pour le symbole. Car s’il ne pouvait diriger la Ligue, alors personne ne le devait. Après lui le déluge ? Les retombées, tout du moins. La mort qui marchait dans son sillage comme elle l’avait fait depuis des siècles. Sans pitié. Inflexible. Orgueilleuse.

Talia avait senti les prémisses de la catastrophe ; Un sentiment qui glissait le long de son épine dorsale, qui se nichait dans son échine. Une sensation de tiraillement, un frisson d’horreur qui ne dura qu’une demi-seconde avant que la détonation ne retentisse jusque dans les tréfonds de la montagne. Assourdissante. Etourdissante. Elle n’eut le temps que de repousser Nyssa hors de la trajectoire d’un débris qui aurait pu les tuer toutes les deux, alors que le ciel leur tombait sur la tête. Ce fut la dernière fois qu’elle vit sa sœur, juste avant qu’elle ne soit engloutie par les poussières que soulevait l’effondrement. Son corps à elle fut projeté impitoyablement par l’onde de choc et alla embrasser l’un des piliers qui soutenaient encore péniblement la voûte noire.

La Fille du Démon n’eut pas le temps de s’interroger sur les dégâts qu’elle venait de subir, elle sut simplement qu’ils étaient colossaux. Suffisamment pour son souffle soit rendu pénible, infiniment douloureux. Suffisamment pour que son bras gauche ne lui réponde plus, du tout. Mais elle était en vie. Pour le moment tout du moins. Mais pour combien de temps ? Elle se hissa sur sa main valide, laissant ses prunelles fébriles courir sur ce qu’il restait de la salle commune ; Dans la confusion générale, dans l’atmosphère chargée de poussière, tous les corps se confondaient. Les morts, les vivants, ceux qui continuaient de se battre, ceux qui luttaient pour leur survie en vain. Elle fit abstraction de l’horreur absolue ; Des marionnettes de chair brisées, des viscères répandues, des crânes éclatés... Elle occulta de son esprit que sa sœur faisait peut-être partie des victimes. Si elle y pensait elle était perdue.

Puis il y eut la deuxième salve d’explosions, celle qui visait à finir le travail.

Et Talia vit sa fin à elle prendre corps sous ses yeux.

Etrangement, elle en éprouva du soulagement.

Si ça n’avait été pour Bruce.

Son corps percuté le sien avec violence et lui coupa le souffle. Elle se cramponna à lui et ferma les yeux pour se protéger des éclats de pierre qui volaient en tout sens. À cet instant, son sort ne résidait plus entre ses mains. Survivre était tout ce qu’elle pouvait espérer dorénavant, et sa meilleure chance était de placer sa confiance aveugle et absolue en le Chevalier Noir. Leurs silhouettes entrelacées se nichèrent dans l’abris fortuit que les divinités sans visage de Nanda Parbat figuraient en haut des colonnades qui s’effondraient dans un fracas bouleversant. À chaque pierre qui se détachaient des autres, c’était un bout de son passé qui partait avec elle.
Une page s’était tournée lorsque les ténèbres s’abattirent sur leurs corps. Elle retint son souffle.

Et les gémissements terribles des âmes déchirées devaient la hanter pour toujours.