« Il y a forcément d'autres solutions, même si la force sera forcément utile. »

Les paroles de Morgan m’ont travaillé toute la semaine, et elles continuent alors que je l’attends dans un quelconque entrepôt de Bakerline. La force est toujours utile, mais elle n’est jamais suffisante. Je l’ai appris à mes dépens. Qu’est-ce qu’un homme avec de grands pouvoirs, mais aucune volonté ? Un criminel. Qu’est-ce qu’un homme avec beaucoup de volontés, mais aucune autorité ? Un idéaliste. Le premier finit en prison et le second devient un sujet de moquerie. Evidemment, il y a la mort mais c’est une fin universelle et commune à toutes les créatures de la galaxie – incluant moi-même. Un beau jour, elle sera bien définitive pour moi, sans la moindre possibilité de me ramener d’outre-tombe.

Les mots du garçon m’ont, pourtant, inspiré pour l’épreuve du soir. Je ne lui ai pas donné un lieu précis sciemment. La première épreuve fera appel à son sens de la débrouillardise. Il peut très bien toquer à chaque porte d’entrepôt, qu’il sera accueilli soit par un silence lourd et oppressant, soit par des gorilles en pleine transactions légales ou illégales. Par cette pauvre manœuvre, il se sera mis en danger stupidement et surtout m’aura prouvé qu’il n’a pas autant de jugeotte – en plus de manquer d’une force surhumaine ou quasi divine. Pourtant, j’ai l’assurance qu’il ne fera pas la bêtise du porte-à-porte.

J’attends donc qu’il se manifeste, tentant d’ignorer tous ces appels désespérés ou encore tous ces marchandages illicites qui s’opèrent. A nouveau, ma conscience vrille et se déchire. Puis-je encore agir sans avoir payé pour mes propres crimes ? Est-ce que je peux avouer mes crimes maintenant, ou dois-je attendre ? Est-ce que ma volonté faiblira au fur et à mesure que les jours, les semaines et les mois s’écouleront auprès de Loïs, de la Justice League ou de ces innombrables humains désemparés et désespérés ? Mon esprit flanche et vacille, et mes genoux tremblent quelques microsecondes.

Je me reprends aussitôt, fermant les yeux, réduisant mon univers à un seul point c’est-à-dire moi-même : mon souffle, mes battements de cœur, l’articulation de mes os ou la tension de mes muscles.

- Bonsoir Morgan. Tu souhaites toujours tenter ta chance ou as-tu reconsidérer ton avenir sous un nouvel et meilleur angle ? , questionnais-je. Je sais que la question tient plus de rhétorique, mais je tente quand même. Les règles sont simples. Tout est permis pour toi. Le vol, les rayons lasers et l’attaque sont naturellement proscrits pour moi. Je ne peux qu’esquiver ou me défendre. Tu auras trente minutes, présentais-je.

Les règles sont assez simples, en théorie. Malgré mes sens assez avancés – me permettant de déceler de nombreux mouvements, incluant ceux du Flash –, j’offre de considérables chances à ce gamin. Il pourrait me toucher s’il joue convenablement. Ai-je raison de faire preuve d’une telle faiblesse ? Je ne saurais pas le dire.

Je me saisis d’un chronomètre assez banal, la lance et la positionne sur un clou un peu dévissé d’un pilier.  

Et c’est parti.

Le garçon a de l’instinct, comme Bruce et Oliver. Je lui concède cette qualité, indispensable pour assurer sa survie. En comparaison, j’en suis totalement dépourvu. J’ai grandi en ayant peu, voire aucun danger vis-à-vis de mon intégrité physique. Les méta-humains que j’ai croisé durant mon adolescence étaient davantage une menace envers les habitants de Smallville. Je n’ai donc pas eu l’occasion de développer, ou d’aiguiser, un quelconque instinct – ou à le reconnaître et à l’apprivoiser. Zod, Doomsday ou mon alter-ego ont pu tous bénéficié de cet handicap considérable. Batman lui-même a réussi à me surprendre, ayant eu l’intelligence de jouer tant sur mes rares faiblesses physiques que sur mes nombreux défauts de caractère pour avoir l’ascendant sur moi.

Je sais que Morgan a une chance de réussir cette épreuve. En prime, le gamin a droit à un avantage supplémentaire : mon manque de concentration. Chaque seconde, un événement vient perturber tous mes sens. L’explosion d’une bombe dans un pays en guerre côtoie les appels à l’aide d’une victime de Gotham, les rires d’un couple du Kansas se mêlent aux colères d’un conjoint trompé et, enfin, les plaintes des baleines sont couvertes par la cacophonie de singes hurleurs en Amazonie. Je tente, désespérément, de réduire tout ce beau monde au silence en me concentrant sur les battements de mon cœur – ou si sur ceux de Loïs.

Le chrono se lance, et j’attends la première attaque du gamin. Je m’en tiens à ma promesse : j’évite d’user de mes pouvoirs et je me contente d’esquiver.

Par contre, l’affaire se révèle plus ardue que je ne le pensais. Si je sais restreindre ma force, j’ai un grand mal avec l’idée d’être cloué au sol. Je suis habitué à être libre de mes mouvements, considérant la Terre et l’Espace comme un immense terrain de jeu. Ne pas voler revient à m’enchainer – ou à me priver de mes ailes. Je me sens subitement gauche et maladroit. Le sentiment est étrange, à souhait. Un court instant, je pense à mes collègues humains de la Justice League. Comment arrivent-ils à faire face à autant de danger avec autant de limites physiques ? Qu’est-ce qui les motive pour mener, jour après jour, ces combats furieux et presque désespérés ? J’ai un nouveau regain d’admiration pour eux.

J’esquive la première attaque avec une certaine facilité. Je ne joue aucun rôle, je ne le gratifie pas de quelques mots doux non plus. Je reste cette figure sévère, voire injuste. Je le dois, pour avoir une infime chance d’entamer sa détermination. Il est idéaliste, comme Bruce et Oliver encore une fois. Il ne démordra pas de ses idéaux facilement, et qu’importe qu’on le frappe ou le torture jusqu’à ce que mort s’ensuit ou qu’on menace ceux qu’il aime. Au contraire, sa volonté se raffermira davantage ! Il a une force de caractère que je n’aurais jamais. D’une certaine façon, il pourrait mieux porter mes valeurs que moi-même.

- Toi et moi savons que je fais preuve de clémence aujourd’hui. Des menaces comme le Général Zod ou Doomsday seront impitoyable. Il faudra viser des cibles mouvantes, faire face à des immeubles qui s’écroulent … Qu’as-tu à offrir, dans ces cas-là ? Comment comptes-tu faire face à ce type de menace ? , demandais-je.

Contrairement à Bruce ou Oliver, je n’ai pas été initié aux différentes techniques de combat. Au contraire ! Mon père s’est évertué à m’apprendre l’humilité, le pardon, l’abnégation et surtout la non-violence. La tâche a été rude compte tenu de ma situation entrainant pas mal de frustration, d’incompréhension et de colère. Malgré toutes les difficultés, le vieux fermier a réussi sa mission et m’a inculqué cette façon de faire – ou de vivre. Jusqu’à récemment, je ne faisais pas usage de violence – sauf lorsque j’étais franchement attaqué. Et jusqu’à ma rencontre avec le Général Zod, j’étais loin de deviner ma faiblesse. Sans mes super-pouvoirs ou face à des Kryptoniens entrainés, je suis rien. Aujourd’hui est un nouvel exemple de mon inexpérience au combat.

Il y a bien une envie de m’améliorer, mais j’ai deux grands freins. Le premier n’est ni plus, ni moins, que ma propre constitution. Hormis les Kryptoniens – coincés dans la Zone Fantôme -, qui peut être véritablement mon égal et m’enseigner quoi que ce soit sans se risquer d’être écrasé ? Enfin, la seconde limite est ma propre peur. Si je sais me battre, alors qui m’arrêtera véritablement le jour où je dépasserai – encore – cette limite ? Mes pensées sont interrompues par la voix du gamin. Ici aussi, il est pétri d’idéaux et de rêves. Je soupire. Est-ce que les univers sont véritablement distincts des uns et des autres, ou ne sont-ils qu’un cycle de nos vies actuelles ?

Le bruit m’arrache un froncement de sourcils – mais également un léger sursaut. J’ai encore un grand mal à adapter mon ouïe, odorat ou vue à un environnement aussi bruyant et, surtout, aussi vivant. J’arrive à éviter, in extremis, mon opposant du jour. J’essaie de ne rien laisser paraître de mon trouble, de peur que je ne l’encourage davantage dans sa bêtise. Est-ce que deux tentatives ratées vont le décourager ? J’en doute fortement. Est-ce qu’il manque du temps ? Si de précieuses minutes se sont déjà écoulées, il en reste encore suffisamment pour retourner la situation à son avantage.

- Les humains peuvent surprendre, je le sais. Mon appel concerne autant ceux avec pouvoir que ceux sans pouvoir, répondis-je calmement. J’admire l’énergie de Loïs, la détermination de Bruce, la débrouillardise de Selina, les talents d’Oliver. Est-ce que je pourrais accomplir autant, sans ces pouvoirs de surhommes ? En toute honnêteté, je n’ai pas la moindre idée. Est-ce que cela fait de moi un fainéant ? J’aime croire que non. Malgré tout, j’ai aidé – et je tente d’aider encore. Est-ce que tu ne penses pas que tu peux changer cette police corrompue en l’intégrant, en t’accrochant à tes valeurs et en tentant de les transmettre à chaque nouvelle génération de recrus ?, demandais-je à nouveau. Si l’exemple de Jim Gordon n’est pas suffisant, je dois attaquer cette question épineuse de l’Académie sous un nouvel angle. Supposons que je t’accepte comme apprenti, comment vas-tu t’améliorer au quotidien pour pouvoir te battre contre les criminels méta-humains comme humains ?

Compte-t-il simplement attaquer bêtement ?
Espère-t-il que quelques entrainements avec Superman l’aident à devenir bon combattant ?
Je veux savoir.
Je veux comprendre.

- L’impatiente est le pire allié de l’homme, sermonnais-je. Si je me sens hypocrite avec une telle affirmation, passant sous silence mes propres défauts. Indépendant et téméraire, j’ai un grand mal à suivre scrupuleusement et aveuglément la stratégie établie par mes coéquipiers. Il n’est pas rare que j’impose mes idées – ou que je les applique seul –, ou que je me lance dans quelques combats à corps perdu et sans forcément réfléchir à toutes les conséquences qui en découlent. Tu n’as pas vingt ans à attendre, et je veux bien comprendre cet état d’esprit. Par contre, penses-tu qu’on ne peut que défendre avec ses poings ?

Qu’est-qu’un Superman sans super-pouvoirs ? Un simple gamin du Kansas incapable de se défendre. Qu’est-qu’un Batman sans costume ? Un milliardaire avec un poing d’acier toujours. Dans le premier cas, le Super-héros ne sert plus à grand-chose – à part à ranger une botte de foin. Dans le second cas, le Super-héros peut encore apporter sa contribution par des dons, par du mercenariat ou par la force de ses poings effectivement. Là où je manque de ressources, Bruce en a beaucoup.

- Un homme s’est engagé dans la police scientifique pour être au courant des affaires criminelles discrètement. Un autre homme a mis à profit les ressources financières de sa famille au service d’une cause juste. Encore un autre homme a ouvert un magasin d’armements pour avoir, toujours à la main, les derniers modèles et les rendre disponible à ceux qu’il soutient. Une femme profite de sa position de journaliste pour trouver la vérité sur les criminels les plus sournois, les plus cachés, les plus frauduleux. Une femme peut voler, mais elle sait rendre à ceux qui le méritent en temps et en heure, détenant des informations précises dans des milieux inaccessibles. Toujours une femme, elle s’est engagée au sein d’une société de haute technologie pour maintenir ses compétences d’ingénieur et continuer à fabriquer mille et une gadgets utiles à des héros. Et j’ai tant d’autres exemples ! Hacker, pilote, soigneur … Sais-tu ce que j’essaye de te dire ? Il y a mille et une façon de s’améliorer, de se rendre meilleur, de servir le monde. Il n’y a pas que les poings, même s’ils ont leur utilité le temps venu.

J’esquive un chewing gum lancé. Je fronce les sourcils, comprenant l’idée qu’une poignée de secondes plus tard. Oui, je lui avais dit qu’il pouvait me toucher mais pas d’une certaine manière. Touché, gamin.

- Depuis tout à l’heure, tu tentes de m’attaquer de front ou par de petites manœuvres. Est-ce vraiment là tout ton talent ?, le mettais-je au défi. Je sais ce qu’il vaut et, surtout, ce qu’il peut devenir. Il a un talent certain, mais je ne veux pas gâcher cette vie pour la seconde fois. Enfin, si on découvre ta véritable identité, personne ne va t’attaquer directement. Tes ennemis vont s’en prendre à ta famille. Es-tu prêt à courir ce risque ?

Et j’ai sorti sa kryptonite – ou plutôt, celle de tout le monde.

Un instant, son souffle s’est accéléré mais ses gestes se sont ralentis. Il est hésitant ou, plutôt, il est perdu dans ses pensées. A qui, ou à quoi pense-t-il ? Tout le monde a, plus ou moins, un lourd secret à porter. Au quotidien, nous tentons de l’oublier ou de le noyer par quelques mécanismes de défense. En vain ! Une phrase, un son, une odeur ou une scène suffit pour nous rappeler à l’ordre et nous mettre devant les faits accomplis. Certains s’enhardissent, d’autres croulent. J’ai la sensation que l’Homme d’Acier que je suis fait partie de cette seconde catégorie, là où ce terrien fait partie de la première catégorie. La différence est saisissante.

Il se décrit en quelques mots, faisant écho à tant d’histoires. La vie est toujours plus simple avant que le drame ne s’abatte. Ensuite, à l’image d’une maison qu’on tente de retaper après une tempête, la normalité revient mais avec ses fissures et ses torts. Rien n’est plus pareil, quoi qu’on en dise, quoi qu’on fasse. Tantôt on grandit, tantôt on devient amer, tantôt on se renforce, tantôt on est craintif …. Tout dépend de chacun, et des épreuves à surmonter.

Il est question de deux sœurs et d’un père criminel. Où est la mère ? Un sentiment lugubre s’empare de moi, devinant presque aussitôt où elle est et pour quelle raison. Je comprends qu’il se raccroche à ce qui lui est précieux – ou ce qu’il en reste. Il ne lâchera pas cette affaire, qu’importe que j’accepte ou que je refuse de lui apporter mon aide. Est-ce que l’histoire se répétera si je le reprends sous mon aile ? Est-ce que je ne le condamne pas à une vie plus courte en m’éloignant ? Je soupire, perdu maintenant dans mes propres pensées.

Les mille et une univers alternatifs m’ont prouvé qu’il n’existe pas un seul et unique chemin. Il y a des constantes – Loïs et moi –, des confrontations inévitables – avec Zod et Lex, par exemple – et des variables dépendants de chaque décision et de chaque geste. Qu’en est-il de lui ? Quelles sont ses constantes, ses ennemis et surtout, ses variables ? Où est-ce que je me situe dans son univers – et tous ses autres univers ?

Un sceau glisse. Une balle dans sa main.

Je devine ses prochains mouvements. Il bouge avec agilité, mais il est encore trop lent. Chaque geste est visible, comme au ralentit, par moi.a ce jour, seuls Flash et Batman ont réussi à me surprendre. Le premier est rapide, le second est rusé. Je ne doute pas que Green Arrow arrivera autant, malgré sa condition de terrien : il a autant de tour dans son sac.

Je ne bouge pas, me laissant volontairement approcher. Lorsque les balles ont cessé de rebondir, je tends la main, avec un sourire chaleureux.

- Un marché a été conclu. Bienvenue, jeune homme, dis-je, lui laissant suffisamment de temps pour exprimer toute sa joie et son excitation. Alors, seulement, je reprends la parole. Il faudra s’entraîner dur pour aiguiser tes talents, ou développer de nouveaux talents.

Je n’avais jamais entraîné un homme, en toute franchise. Comment faire ? L’idée d’interroger deux têtes de la Justice League frôle mon esprit. Peut-être, si l’occasion se présente.

- Retrouvons-nous demain, ici. Je te donnerai un outil de communication, expliquais-je , pensant déjà à cette longue nuit à venir à bricoler ce petit gadgets basique. Tu pourras également réfléchir d’ici là si tu désires une identité secrète. Je te le conseille très fortement.

Que dire de plus ?
Je repense à Steel. Il faudra les introduire, et les inciter à travailler et à s’entraîner ensemble.