Conversation de sourds [Terminé - Intrigue II]

Plus les jours s’écoulent et plus je m’interroge sur la moralité de ces criminels. Comment peuvent-ils répéter, encore et encore, tous leurs crimes ? Comment vivent-ils avec les lamentations, la haine, la rancœur et la colère d’innocents subissant leurs méfaits directement ou indirectement ? Comment sourient-ils encore, alors qu’ils ont les mille maux du monde sur leurs dos ? Comment dorment-ils sans être hanté par les fantômes ou par leurs fautes ?

Je ne comprends pas. Cette incompréhension me rend anxieux, d’une part, mais me rassure, d’autre part. Je suis bienheureux de constater qu’il me reste un fond d’humanité et de conscience, mes garde-fous. En effet, malgré toute la confiance que j’accorde à ma famille et à mes amis, nous devons avoir nos propres limites et forces. Et ces dernières sont dessinées et marquées par nos habilités physiques ou par notre code moral. Dans mon cas, en ayant que peu de limite physique – la Kryptonite ne pousse pas partout et ne tombe pas toujours du ciel –, j’ai eu à compenser avec autant de règles que possible.

Et aujourd’hui, je paie lourdement pour avoir transgressé ces dernières.

Hanté, coupable, malheureux, je le suis. Cet état empoisonne chaque instant de joie et notamment ceux avec Lois. Je veux l’approcher, mais je n’ose pas. Dès lors, un étrange jeu s’est mis en place entre nous – par ma faute, et malgré moi. Je ne peux pas m’éloigner d’elle, mais je ne peux pas non plus assumer de rester à ses cotés avec autant de péchés au cœur – et sur les mains. Alors, je trouve mille et une excuses pour m’éclipser de l’appartement – une alerte à la Forteresse, un appel pour Superman, des travaux à la ferme familiale – et ne revenir que lorsqu’elle se prépare à se coucher – ou qu’elle soit déjà couchée. Quelques soirs, je la rejoins mais pour simplement m’allonger. D’autres soirs, je passe de longues soirées à analyser des informations sur Enchantress, ou sur les nouveaux recrus. Nos conversations sont rares, en comparaison d'avant mon départ pour la crise des multivers.

Entre temps, je surveille ma journaliste catastrophe.
Plus de lettres menaçantes, car j’arrête ces fauteurs de trouble en amont.  
Plus de stalkeurs, car je les envoie sous bonne verrous également.

Ce soir ne fait pas exception. Tel un voleur, je me glisse dans le logement et profite qu’elle dorme pour me glisser dans le bain et me laver. La soirée a été plus longue que prévue. Si je ne ressens pas spécialement la fatigue, je n’en reste pas moins un ensemble de chair, de muscle et d’os. La sueur s’accroche et il n’est jamais agréable de puer longtemps. Se débarrasser du costume n’est pas plus compliqué : je suis habitué. Pourtant, à peine j’ai posé la main sur l’ouverture que j’entends un pas non loin.

Je soupire.
Elle est réveillée.

- Désolé si je t’ai réveillé. Je serais plus silencieux.

Je sais très bien que je n’ai quasiment pas fait de bruit.
Je sais aussi que je ne pourrais jamais la fuir longtemps.

- J’ai patrouillé, mettant la main sur ceux qui te menacent, avouais-je. Je me suis aussi rendu à la Forteresse pour réfléchir, et pour m’entraîner.

Il y a bien peu d’endroits sur cette planète, voire dans cet univers, où je peux m’exiler pleinement et totalement, où je peux hurler à plein poumon sans craindre que des forêts se gèlent, où je peux me permettre de faire preuve d’un peu plus de force sans fracasser une ville, ou un pays. La Forteresse a une salle avec un type de métal un brin plus résistant, mais celui-ci se brise comme d’autre.

Mon regard croise celui de Loïs. Je comprends que je n’ai plus aucune échappatoire. Ce soir, je dois parler, ou je dois me taire à tout jamais. Ce soir, je lui donne un choix de m’aimer encore – ou non –, ou je lui impose ma décision. Les secondes alternatives me plaisent considérablement, mais elles m’inquiètent tout autant.

Je ne peux pas me permettre d’être cet homme qui décide pour autrui, qui est persuadé d’avoir une meilleure solution vis-à-vis de problématiques particulières ou de situations chaotiques. Toute ma vie, j’ai combattu cette fausse idée que je puisse être un dieu. Si je ne suis pas un Homme, je n’en reste pas moins un être vivant avec ses forces, ses faiblesses. J’ai, simplement, une génétique différente. Je ne crée pas, je ne vois pas l’avenir, je ne fais que défendre ces principes auxquels je crois.

- Je tiens toujours mes promesses, Loïs. Je compte bien tout te révéler mais, en choisissant le moment et le lieu. J’ai l’impression que c’est encore trop tôt. A moins que … , je m’interromps, ferme quelques instants les yeux, puis les rouvre. Alors, je la fixe, exprimant toutes ces émotions qui m’agitent. J’ai peur de te perdre. De tout perdre.

Je ne dis plus rien, incapable de continuer.
L’évidence s’impose aussitôt.

- Je ne peux pas parler ici. Si tu veux me poser des questions, c’est à la ferme de mes parents et nulle part d’autre.

Nous avons toujours eu notre plus grandes discussions, ou disputes, soit au sommet de la tour du Daily Planet, soit à la Forteresse, soit à la ferme des Kent. La raison est assez simple : l’espace. Là, je peux me permettre de prendre un peu de hauteur et de distance – au sens littéral comme figuratif – et lâcher toute frustration ou colère que je peux accumuler – mais que je ne peux pas évacuer.

Ce soir, je crains que ce ne soit la fin d’une relation. Est-ce qu’elle acceptera un criminel comme moitié ? Si oui, est-ce que je pourrais être soulagé – ou être encore plus mal de continuer ce rôle d’hypocrite ? Toujours est-il que, quel que soit la finalité de cette nuit, je préfère la savoir en lieu sûr et familier et non au sommet d’une quelconque tour, ou coincée dans le froid glacial du pôle nord.

J’aimerai tant repousser cet instant inévitable. La peur m’enveloppe, et m’étouffe. Je crains de la perdre, alors que je viens de la retrouver. Je veux passer davantage du temps avec elle, l’entendre fulminer comme rire, la voir dans tous ses états pour un oui ou pour un non, et l’étreindre lorsqu’elle en a grand besoin. Je pourrais ne rien dire, et continuer cette existence plus ou moins simple avec elle.

« Mais tu ne peux pas », me souffle ma conscience. Elle, plus que quiconque, mérite la vérité. Toute notre relation se base sur l’honnêteté et la franchise. Je ne peux pas mentir à celle que j’aime, à celle avec qui je partage – ou que j’ai partagé – chaque instant fort de ma vie. Enfin, il est question de Loïs Lane, une journaliste talentueuse : si je n’avoue pas maintenant, elle découvrira mon secret tôt ou tard. Je préfère qu’elle le sache de ma bouche, que d’une autre.

Nous arrivons enfin à destination. Le pas lourd, je me dirige vers la maison familiale. Martha n’est pas présente, sûrement en visite chez une voisine. Est-ce que l’absence de ma mère adoptive détend mes nerfs ? Je ne le saurais pas dire. Si elle avait été présent, j’aurais eu droit à deux paires de yeux me jugeant – mais je n’aurais pas eu à me plier à ces aveux à deux reprises, voire trois si j’inclus la Justice League.

- J’ai voyagé d’univers en univers. Dans chacune, j’ai vu tes alter-égos. Elles ont toujours un lien, plus ou moins forts, avec mes alter-égos. Mais, aucune n’était toi, Loïs, commençais-je. Je ne sais pas pour quelle raison j’ai débuté par cet aspect de mes voyages, laissant planer surement un doute qui n’a pas lieu d’être. J’ai été fidèle à ma Loïs jusqu’au bout. Certains univers avaient un Superman, d’autres non. Et puis, il y a eu ce dernier voyage.

Je me tais subitement, incapable de continuer. Mon corps se tend naturellement, ma mâchoire se crispe définitivement. Les minutes s’écoulent dans un silence lourd, presque morbide. Je n’ose pas continuer, car je sais que notre relation pourrait se finir là.

- Dans cet univers, Loïs a été tuée et Superman est devenu fou de rage et de désespoir. Il a imposé sa loi. Si ses intentions étaient bonnes, elles ont vite dévié entre les mouvements populaires, ses alliés tordus et peu recommandables … Je suis arrivé au moment où il n’était ni plus, ni moins, qu’un despote et un tyran.

Mon souffle est plus saccadé, mon cœur bat plus vite.

- J’ai essayé de lui faire entendre raison, de le restreindre. La Zone Fantôme était condamnée, je ne pouvais pas l’ouvrir. La Kryptonite était introuvable, il s’est assuré de s’en débarrasser en amont. Batman était déjà mort avant mon arrivé, et d’autres justiciers également. Les rares survivants sont morts, en combattant à mes côtés.

La honte me submerge.

- Plus j’essayais, plus la violence montait en crescendo. Les civils et les pays se sont rangés de mon côté ou de son côté, apportant davantage de violence et d’horreur. Chaque combat entre nos factions, ou entre lui et moi, entrainait la destruction d’un pays entier. A la fin, c’était une guerre totale. Il y avait plus de morts que de vivants, au bout de quelques mois.

L’émotion m’étrangle.

- Nous avons fini à un point de non-retour. J’aurais pu mourir, Loïs. J’étais prêt. Mais il n’était pas question de « lui » ou « moi », mais plutôt « lui » ou les « innocents encore vivants ». Parce qu’il promettait qu’il tuera mes alliés restants, qu’il continuera sa folie sur ce qu’il reste de la planète.

Je tremble. La fin approche.

- Ce fut une lutte à mort, Loïs.

Je ne dis plus un mot.
Je n’en suis plus capable.

Clark. Ce prénom me fait plus de mal que de bien. Il me ramène à une époque innocente et paisible, où je n’avais pas à avoir honte de mes actes et où j’étais encore le digne fils de mes parents humains comme kryptoniens. Je vois le regard désemparé de mon père, Jonathan Kent, celui qu’il arbore dès qu’il doit inculquer des valeurs humaines à un enfant hors norme. J’entends encore la voix de ce second père, tentant de me faire comprendre l’importance d’être un pont entre deux mondes – entre deux idéaux.

- Tu ne comprends pas, Loïs, répondis-je, serrant davantage ses mains.

Pour autant, je me contrôle pleinement. Là où elle doit ressentir une pression forte, ce n’est rien pour moi. Toute ma vie n’a été synonyme que de contrôle, jusqu’à l’intimité même. Je repense subitement à une discussion gênante que j’ai eu avec mon père, ici même, au sujet des relations hommes-femmes. Un rire nerveux s’échappe de mes lèvres. Je plaque ma main libre sur ma face, cherchant à me calmer.

- J’ai … J’ai … J’ai dépassé cette limite que je me suis imposé. J’ai commis l’irréparable. J’ai … tué. Comment puis-je être sur et certain que je ne recommencerai plus ? Qu’est-ce qui me rend si différent d’un autre criminel ou d’un Général Zod ? Et si je recommence, qui va m’arrêter ici ?

Ma voix est plus fébrile, mon regard plus fiévreux. Je déverse, enfin, toutes ces questions qui empoisonnent mon existence depuis plusieurs mois. La main libre a quitté ma face pour atterrir sur mon crâne, puis glisser jusqu’à ma nuque. Jamais je n’ai été aussi agité, et aussi incohérent de mon existence. Le contrôle sur mes sentiments – voire sur mes sens – m’échappe petit à petit. Sans cette petite main sur la mienne, je serais envahi par les mille sons, odeurs et images de ce monde – ou alors je me serais isolé dans ce cocon protecteur qu’est la Forteresse.

- Pourquoi je l’ai tué ? Était-ce une véritable nécessité ? Est-ce véritablement un crime quand c’est son propre alter-égo ? Est-ce un crime quand il n’existe pas dans ce monde-ci, et qu’il est acclamé ailleurs ? Et si ce n’est pas un crime, alors pourquoi est-ce que je le sens comme tel ? Comment puis-je continuer à être Superman, à défendre ces valeurs et à trainer les criminels devant la justice, si je fuis moi-même la justice ?

Je sais qu’elle n’a pas les réponses. Elle n’a pas vécu ce que j’ai vécu, elle n’a pas sauté d’une dimension à l’autre, elle n’a pas eu à prendre mille et une décisions difficiles ou incohérentes. J’ai simplement besoin d’évacuer toutes ces frustrations et questionnements, retrouver un semblant de paix et surtout de cohérence. Plus je parle, et plus mon cœur s’allège.

- Qu’est-ce que je dois faire ?, finis-je par demander.

Avouer mes crimes inexistants sur cette planète ?
Faire amende honorable sans rien dire à quiconque ?
M’enfermer dans la Zone Fantôme ?
Me construire une prison faite en Kryptonite ?
Ignorer et continuer ma vie ?

Mon regard se fixe au sien, attendant désespérément une réponse. J’ai besoin qu’elle m’aide, me guide et me montre un chemin. Je m’y plierai, presqu’aveuglément. Je ne la questionnerai que peu, voire pas du tout. Ma confiance en Loïs est totale. Malgré que j’ai à partager ce poids supplémentaire, je suis heureux de retrouver cette franchise propre à notre relation. Si c’est notre dernière nuit d’insouciance, et de bonheur, je le prends.

- Tu ne seras pas toujours là, Loïs.

Loïs est persuadée que je ne recommencerai plus, qu’elle saura m’arrêter le moment venu, qu’elle m’évitera l’inévitable encore. Je crois à ses paroles, mais le doute me submerge. Incapable de supporter son regard plus longtemps, j’enveloppe sa main, la ramène à mon visage et y pose mon front. Malgré moi, je sens toute cette vie qui vibre en elle : les muscles, les nerfs, le cœur … Je connais le tempo. Il est rassurant, et agréable.

Oui. Elle est ma boussole et mon phare. Je vis pour elle, dès l’instant où je l’ai rencontré. Je ne pourrais pas décrire cette alchimie entre nous deux. Nous nous comprenons dans nos silences, dans nos regards, dans nos conflits, dans nos discussions. Je ne peux pas imaginer ma vie sans elle, ou mener des combats sans l’assurance qu’elle soit à mes côtés. Aujourd’hui, et à cet instant, je m’en rends compte.

Non. Si elle est ma force, elle est tout autant ma faiblesse. S’il lui arrivait malheur par ma faute, je m’en voudrais. Si la maladie ou les accidents de la vie l’emportent, je ne m’en relèverai pas de sitôt. J’ai été arraché à ma planète natale certes, mais je n’en garde pas grand souvenir. J’ai grandi comme un étranger parmi l’Humanité, mais j’ai eu des parents adoptifs splendides. Loïs est cette autre chose formidable qui me soit arrivée.

- J’ai sous-entendu que j’ai commis une chose terrible mais sans détailler à Bruce. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’il trouve le temps d’investiguer et de deviner. , finis-je par avouer. Je l’ai fait volontairement, Loïs. Le moment venu, je vais me soumettre à la justice de mes coéquipiers, les seuls à saisir pleinement l’ampleur de mon acte. Et je vais me plier à leur jugement.

Je ne pipe pas un mot sur le verdict de Batman : quel que soit l’univers, tuer est un crime. Je sais que Loïs ne pourra pas supporter cette seconde vague d’informations – ou plutôt, qu’elle risque de s’emballer considérablement. Je ne le souhaite pas. Si nous prenions toujours des décisions ensembles, celle-ci m’est propre et définitive. Aujourd’hui, elle me permet d’endosser enfin ce costume et ce qu’il représente. Je ne compte pas quitter ce monde sans laisser un héritage solide face aux menaces extra-terrestres et, surtout, non souillé par mes propres crimes et défauts.

- Tu cherches constamment la vérité, Loïs. Aujourd’hui, inconsciemment, je t’impose de soutenir un mensonge. Suis-je le seul à le voir ?, soufflais-je, la culpabilité qui me ronge davantage. Est-ce ainsi, la vie d’un criminel ? Est-ce qu’il pervertit et détruit toutes ces personnes qui l’entourent ? Et si je me trompe, explique-moi alors. Parce que je ne sais plus quoi penser.

Je ne veux pas détruire ce qu’elle est.
Je ne veux pas qu’elle change pour moi.
Je l’aime telle qu’elle est.
Je l’aime bien trop.

Si je dois m’en séparer pour la préserver, je le ferais.
Pour autant, je ne l’abandonnerai pas vraiment.
Discrètement, je la protégerai.
Constamment, je veillerai à son bien-être.

Elle mérite le meilleur.

- Ce crime n’existe pas ici, et il n’est pas jugé ainsi là-bas. Je suis conscient qu’il y a là une zone grise, mais il n’a jamais été question de profiter d’une telle situation. Je ne sais pas quel sera le jugement des membres de la Justice League, mais je le respecterai et je m’y plierais. C’est non négociable, Lois. C’est cette assurance que je ne me défilerai pas à la justice qui me permets encore d’endosser ce rôle, d’une bonne ou mauvaise façon, intimais-je, d’un ton déterminé et dur. Avant, je dois m’assurer qu’une personne, ou un groupe, pourra prendre mon rôle et se battre pour ces idéaux que nous avons toujours défendu, expliquais-je.

J’aurais pu partir en abandonnant tout, absolument tout, mais ma dernière discussion avec Batman m’a rappelé un fait important. Je ne suis pas seul, ici. Il y a encore de multiples vies qui seront impactées par ma nouvelle disparition. Je refuse qu’un acte égoïste de ma part apporte davantage de chaos. Je ne porterai plus ce costume, dans le futur, et seulement après m’être assuré que la Terre a trouvé son protecteur ou, au pluriel, ses protecteurs.

La rouquine se lève et va se poser un peu plus loin. Elle tremble de tous ses membres. Je ne pipe pas un mot, préférant l’écouter et l’observer. Est-ce notre dernière nuit ? Est-ce la fin d’une belle histoire ? Est-ce la continuité d’un partenariat ? Est-ce le début d’un enfer moral ? Elle me confirme mes craintes. Elle est divisée entre deux passions. Comment peut-elle concilier son amour pour la justice, et son amour pour moi ?

Elle ne sait pas encore tout le cheminement qui l’attend. Il sera dur, il sera impitoyable. Elle devra abandonner une part d’elle-même, soit en mettant fin à notre relation, sans en transgressant ses propres valeurs. Je m’en veux terriblement de la forcer à faire ce choix. Pourtant, à nouveau, je ne désirais pas partir sans une explication, sans quelques mots. Je me rapproche à nouveau, et m’assois à ses côtés. Je prends ses mains dans les miennes, et je pose un regard chaleureux et doux sur elle.

- Je t’ai mis beaucoup sur tes épaules, et je m’en excuse. Je t’impose tout autant et, à nouveau, je m’en excuse, commençais-je. Prends le temps nécessaire pour réfléchir, pour peser le pour et le contre et, surtout, pour décider vis-à-vis de nous. Je ne suis heureux que lorsque tu l’es, Lois. Si je suis une source de peines, je ne le supporterais pas.

Elle n’a pas à être misérable pour mes erreurs. Si j’essaye d’être confiant, ma voix n’en reste pas légèrement fébrile. Est-ce que je peux véritablement faire face à tout ce qui m’attend sans elle ? Est-ce que j’aurais la force de continuer tous ces combats sans qu’elle ne soit à mes côtés ? Est-ce que je pourrais supporter qu’elle fonde cette famille tant rêvée et voulue avec un autre, et non avec moi ? Non est cette réponse qui s’impose à moi à chaque fois. Malgré moi, je baisse le regard. Je ne veux pas qu’elle voit davantage ma propre faiblesse vis-à-vis de mes propres propos.

Le silence s’installe, brisé par le bruit des aiguilles d’une vieille montre au loin.

- Je ne sais pas si je serais toujours à tes côtés, Loïs. Si la Justice League décide que je suis un criminel, ou que je suis un danger pour tous, je dois accepter leur décision. Au contraire, s’ils me considèrent innocent, je dois davantage travailler d’arrache-pied et jusqu’à ce que je sois à nouveau en paix avec moi-même. Comprends-tu ?

Je voudrais m’excuser vingt mois, mille fois, un milliard de fois. Pour autant, je sais que les mots n’apporteront pas davantage de baume à cette situation. Rien ni personne, incluant le Flash, ne peut changer ce passé. Chaque vie est parsemée d’épreuves. Si nous fuyons à l’une, une nouvelle se présentera à nouveau – d’une difficulté similaire, moindre ou supérieure. Si j’étais conscient de cette réalité, j’en ai eu la preuve à travers tous ces sauts temporels. Il semble que dans cet univers, dans cet espace-temps, mon crime caché est le coup dur que Loïs et moi avons à accuser et à surmonter main dans la main.

- Moi aussi, Loïs. Je t’ai aimé dès notre première rencontre. Je t’aimerai encore, en tout temps, en tout lieu, en tout espace, à la vie, à la mort , soufflais-je telle une confidence. Je suis heureux de l’avoir à mes côtés mais tout autant malheureux de l’enchaîner à mes déboires et mes erreurs. Je me suis accroché à ton souvenir pour ne pas perdre pied totalement. Et je suis revenu pour toi. Surtout toi, avouais-je. Alors, je t’en supplie, ne te rends pas misérable pour moi. Si, un jour, ce secret est trop lourd à porter ou que cette possibilité future est intolérable, alors dis-le moi.

Loïs et moi sommes fusionnelles, véritablement. Nous ne pouvons pas garder des secrets envers l’un et l’autre bien longtemps, et encore moins mentir. La rouquine est une journaliste exceptionnelle, apte à deviner si une personne ment ou non. L’Homme d’Acier que je suis n’est, au fond, qu’un gamin du Kansas avec quelques capacités propres permettant de détecter bien des variations d’un rythme cardiaque ou mouvements oculaires. Cependant, la relation que nous entretenons dépasse les barrières physiques. Je ressens toutes ces émotions, me pénétrant comme un couteau qui s’enfonce dans un beurre mou.

La vérité a explosé. Là où je suis enfin en paix, Loïs n’est qu’au début du chemin. Que dois-je faire ? Que va-t-elle faire ? Que sommes-nous censés faire maintenant ? Ces questions sans réponses tournent en boucle dans mon esprit, au fur et à mesure que le silence s’étale et s’impose à nouveau entre nous deux.

- Nous pouvons prendre l’air ou nous reposer, proposais-je. A moins que tu ne veuilles autre chose.

Désire-t-elle la solitude ? Souhaite-t-elle retourner à notre appartement, seule ou avec moi ? Veut-elle plus de détails vis-à-vis de cet univers ? Quoi qu’elle veuille, qu’elle l’exprime. Tous ses désirs seront des ordres. Je suis prêt à soulever mille et une montagne pour simplement alléger le fardeau de celle que j’aime à travers tout cet espace-temps.

Elle est divisée et perturbée. Je n’ai pas besoin d’écouter attentivement son rythme cardiaque – ou le passer au rayon X – pour le comprendre. Ses traits, ses gestes, sa voix … tout l’indique. Malgré tout, une joie égoïste s’empare de moi. Je ne suis plus seul dans ce combat avec moi-même. Nous allions en payer le prix, mais je m’en fiche à cet instant-ci.

Elle est là.
Je suis là.
Nous sommes là.

- Rentrons.

Pour la première fois, depuis mon retour, j’y crois à ce mot. Je n’aurais plus l’impression d’être un imposteur auprès de celle que j’aime, ou avoir à cacher toutes ces blessures, ces doutes, ces peurs et ces craintes. Enfin, je peux rentrer et me reposer pleinement. Enfin, j’ai une occasion d’abandonner tous ces problèmes, toutes ces questions et toutes ces menaces pour quelques secondes, minutes ou heures dans un lieu.

Le retour est similaire à l’aller : nous utilisons la voie des airs. Pourtant, il y a des différences. Le rythme est moins soutenu et je fais un détour. Nous ne tardons pas à nous retrouver au-dessus de la bâtisse du Daily Planet, là ou nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Et je monte autant que possible, tant que Lois n’a pas le mal d’altitude, ou n’est pas frigorifiée par l’atmosphère. Nous sommes là, au-dessus du monde, au-dessus de tout, mais surtout ensemble.

Il y a des sirènes.
Il y a des bombes.
Il y a des alertes.
Il y a des criminels en fuite.

Pourtant, je reste sourd et aveugle à ce chaos sous mes pieds.

Pour une soirée, le monde peut survivre sans Superman.
Pour une soirée, Lois peut représenter tout ce monde.
C’est nécessaire, autant pour elle que pour moi.

- Je t’aime, soufflais-je.

J’ai besoin de le dire. J’ai tant attendu ces retrouvailles et tant rêvé de cet instant pendant deux longues années. Je ne veux pas que le passé, le présent ou le futur gâchent ce tête-à-tête particulier – et qui a pourtant tardé. J’ose enfin la regarder droit dans les yeux, tentant de lui exprimer tout mon amour à travers ces pupilles. Je ne fuie pas : je en fuirais plus. Pourtant, je n’ose pas briser cette courte distance entre nos lèvres. Ai-je le droit ? Je ne le sais toujours pas. Est-ce raisonnable vu sa fatigue ? J’en doute.

Ces interrogations prennent fin quand l’envie se fait forte et incontrôlable. Alors, je la rapproche et je l’embrasse de tout mon soul, jusqu’à ce que nos poumons réclament un peu d’espace et d’air. Ce contact ranime de nombreux souvenirs, apporte un souffle nouveau à chaque fibre de ce corps alien.

Oui, je l’aime et je l’aimerai toujours, jusqu’à mon dernier souffle. J’en étais persuadé avant mon départ, j’en suis persuadé dorénavant et après avoir visité et vu tant d’univers et d’alternatifs.

Elle est ma constante.

La culpabilité et la honte disparaissent toujours plus au profit d’un désir dévorant de m’emparer de ses lèvres ou de balader les miennes sur son corps. Je n’ai plus à craindre qu’elle démasque ce que je suis devenu ou de me fustiger de lui cacher un terrible secret. Elle m’embrasse en acceptant pleinement et totalement, elle renouvelle ses vœux d’amour en faisant fi de ce passé. D’une part, je suis heureux. D’autre part, je suis gêné. Maintenant, plus que jamais, je comprends toute l’ampleur de cette phrase : pour le meilleur, et pour le pire.

Je réponds à ce second baiser, perché encore dans ce ciel infini. Nous en oublions ce spectacle magnifique à nos pieds ou au-dessus de nos têtes, ou encore le froid mordant. Je sens la chaleur de son corps, comme le rythme accéléré de son cœur. Elle est vivante plus que jamais, comme je le suis. Nous ne tardons pas à nous glisser dans notre appartement par la fenêtre. Là, front collé au sien, je la sonde du regard. Je ne veux pas que cette nuit s’achève car, demain, la vérité va nous frapper de plein fouet. Est-ce que nous serons encore les mêmes, enveloppés de l’euphorie d’avoir retrouvé cette confiance aveugle et cette honnête franchise ? Est-ce que nous accepterons l’un et l’autre avec autant d’aisance ?

Je l’embrasse encore, mais me collant davantage à elle. Je redescends mes mains vers son bassin, cherchant à savoir si elle accepte ou non de partager davantage cette nuit. Pour une nuit, Superman raccroche son costume, est sourd à quelques appels. Pour cette nuit, Clark Kent revient et trouve son réconfort entre des bras familiers. Pour quelques heures, il n’y a plus de Kryptonien ou de Kal-El. Aujourd’hui, je peux repenser à ces vieux désirs et projets mis en suspens, comme des fiançailles, un mariage et une vie de famille. Je sais que tous ces rêves risquent de ne jamais se réaliser, et pourtant je me mets à les espérer et à les vouloir avec cette demoiselle entre mes bras.

Mes lèvres quittent les siennes, pour s’égarer à la commissure de ses lèvres, puis sur la ligne de sa mâchoire et enfin sur son cou. Je me montre patient, doux et encore et toujours sous contrôle. Plus qu’avec quiconque, je me montre attentif et délicat avec Loïs. Il suffit d’une inattention pour qu’un simple échange tourne au désastre. Si j’ai eu que peu de femmes dans ma vie, l’une des raisons était ma peur constante que je les blesserai d’un simple câlin. Lana et Loïs sont les deux seules pour lesquelles j’ai affronté ces peurs, que j’ai osé franchir le pas.

Mais, aujourd’hui, un monde sans Loïs est le pire qui puisse m’arriver. Ensemble, ou séparés, je ne peux pas vivre là où elle n’existe pas. J’ai besoin de la savoir heureuse, épanouie et satisfaite, au cœur d’un univers non condamné par un kryptonien ou par une menace équivalente. Je ne peux pas être ce danger.