Surviving the Pits {Intrigu II - Terminé]

Une odeur typique me frappa de plein fouet quand je pénètrai dans les lieux. La foule, les cris, la chaleur, la sueur et le sang… Je me sentais à l’aise ici, ce n’était pas mon premier rodéo. Il y avait eu des éclats de rire à l’époque lorsque je m’étais inscrite pour combattre. J’avais besoin d’évacuer la tension, on m’avait parlé des arènes clandestines… Mon premier adversaire ne m’avait pas prise au sérieux… Et puis il y avait eu un silence abasourdi lorsque je l’avais foutu à terre. Les suivants au moins avaient été plus attentifs, ce qui avait rendu les combats nettement plus intéressants. Je m’étais forgé une petite réputation dans le coin. Les gabarits de mon genre n’étaient pas courants et il me semblait que mon agressivité dans l’arène amusait la galerie.

Ce genre de lieu était rempli de types infréquentables et je ne pouvais pas me permettre le luxe d’être vue ici. Pas avec mon vrai visage tout du moins. Qui sait où les agents de Père se tenaient, qui pourrait m’identifier ? Le Centre avait beau se trouver au Brésil, mes adversaires étaient venus me déloger en Thaïlande… J’étais donc venue masquée la première fois… Le temps passant et voyant que ça amusait la galerie, j’avais pris l’habitude de varier mes déguisements. C’était sous les traits de Jinx que je faisais mon apparition aujourd’hui, quelques accessoires en plus : un masque noir me couvrant une partie du visage et un chapeau de bouffon du roi assorti à ma tenue. J’aimais ce personnage de jeu vidéo, chaotique à souhait, brisé, je m’identifiais facilement à lui. J’avais ajouté une poche fermée à mon pantacourt et glissé mes cartes à l’intérieur. Elles étaient ma roue de secours et ma garantie de survie dans ce monde de fous… Je ne sortais jamais désarmée à Gotham.

Le combat fut violent, comme toujours. Je pris des coups et j’en rendis, cognant volontairement pour faire souffrir. Rapide et efficace. Ces gars étaient des brutes, leur force dépassait de loin la mienne mais j’avais une technique, une capacité à me relever et une souplesse qui leur faisait défaut. Les hurlements de la foule, leur encouragement, la musique électronique, doublée à l’exaltation du combat m’avaient mise dans un état second. Qu’il était bon de renouer avec la violence la plus primitive ! Ici les gens dévoilaient leur vraie nature sans filtre, c’était un merveilleux exutoire !

Tout mon corps me faisait souffrir lorsque le dernier de mes adversaires s’effondra. Des marques de poings s’étaient imprimés sur ma peau nue, j’allais avoir de sacrés bleus ce soir… Ce qui ne me dérangeait pas outre mesure. J’avais dépassé depuis longtemps le stade de pleurnicher pour quelques coups. La douleur physique était passagère, ces traces aussi.

Je m’inclinai théâtralement pour saluer la foule. Ces gens n’étaient là que pour leur spectacle, et leur affection faisaient grimper ma côte… Mon pied vint se glisser à l’intérieur de mon chapeau de fou tombé au début du combat, ma jambe se releva rapidement vers le haut et le couvre-chef s’envola pour retomber quelque part dans le public. “Mes plus sincères amitiés !”.

Je me sentais mieux maintenant que j’avais pu me défouler, j’allais récupérer mon argent et m’effacer. Essoufflée mais satisfaite, je repoussai une mèche de ma perruque et fis quelque pas pour quitter la scène. Quelqu’un me saisit fermement par le bras et je me raidis, prête à cogner le téméraire… L’individu eut néanmoins la bonne idée de prendre la parole avant que je ne me décide à contre-attaquer.

Putain de merde.

Mes yeux se tournèrent à la hâte en direction du public, puis en direction de l’homme dans mon dos. Il avait raison, des types en avaient visiblement après moi… Mais lui, qui était-il au juste ?!

Mes yeux s’attardèrent sur lui un bref instant. Son visage ne m’était pas familier.

Il avait des questions ? C’était un flic ? Ça n'aurait pas été surprenant d’en trouver ici, les ripoux de Gotham adoraient ce genre d’endroit… De la testostérone à gogo, ça excitait leur instinct primaire…

Je n’hésitai pas longtemps. L’étranger n’avait pas tort, entre les balles ou les questions je préférais la seconde option. Quant au reste, ce serait peut-être moi qui collerait une balle à cet homme si ses questions étaient trop dérangeantes.
Chaque problème en son temps. D’ici là, je jouissais visiblement d’un allié d’infortune.

-Vous êtes qui ?! demandai-je à la volée tout en me taillant un chemin dans la foule d’un pas vif.

Ils n’oseraient tout de même pas tirer ici au milieu de tous ces gens ? La réponse s’imposa rapidement : bien sûr que si. On était à Gotham, des types tuaient régulièrement pour le plaisir.
Pourquoi m’avaient-ils pris en chasse ? Des agents de Père, ici ? A moins que des criminels ne m'aient identifié comme étant un agent de Digital Deliveroo ? Ou alors… C’était juste des putains de connards qui avaient envie de s’amuser avec une fille… J’en avais tellement vu ces dernières années que la dernière hypothèse me semblait aussi pertinente que les deux premières. J’avais foutu des raclés à quelques types dans l’arène ces derniers mois. Ca avait dû blesser leur égo et certains avaient peut-être envie de se venger.

Je soupirai intérieurement. Si un flic était là, la théorie de Digital Deliveroo était peut-être la bonne… Moi qui croyait avoir fait preuve de discrétion ces derniers mois, des têtes allaient tomber si j’apprenais que j’avais été trahie !

Agacée, je poussai quelqu’un qui se tenait entre mon objectif et moi et tirai sur la porte du backstage.

-Vous savez ce qu’ils me veulent ?

Un vestiaire, quelques douches… J’atrappai à la volée ma veste en cuir et l’enfilai sans ralentir. Ma moto m’attendait dehors, si j’étais assez rapidement je pourrai peut-être fausser compagnie à ces connards. D'un autre côté, si je faisais ça je ne saurai jamais pourquoi ils me courraient après.

Je sentis ma mâchoire craquer et mon esprit me ramèna vers mon adversaire en tenue ridicule sur le ring… L’enfoiré avait un bon crochet ! il ne s’était pas attendu à ce que je me relève. Moi non plus d’ailleurs, j’avais vu des étoiles pendant quelques secondes. Il avait été distrait, j’avais saisi ma chance. Dans quelque heures, les hématomes devraient avoir disparu; pourvu que les blessures soient superficielles, sinon je risquais d’en souper un moment…

Mais tout cela n’était clairement pas l’objet de mon attention à cet instant. Un grand gaillard débarquait comme un ange tombé du ciel, et voilà que trois types armés en avaient après moi. Il n’était pas flic ? Alors qu’est-ce qu’il était exactement ? Dans le genre comportement louche, il battait des records !

-Personne. Je ne suis personne, répondis-je catégorique.

Il m’avait vu combattre, il connaissait peut-être le nom de scène débile que m’avait filé l’organisation des tournois. “La teigne”. C’est tout ce qu’il avait besoin de savoir. On était dans une arène clandestine, je n’allais pas lui filer mon nom sur un plateau d’argent, flic ou pas flic. Le fait qu’il prétende ne pas me connaître me mettait toutefois la puce à l’oreille. Il se mettait en danger pour me protéger, il avait soit disant des questions, mais il ne savait rien de moi ? Bizarre.

Je pestai en réalisant que la porte de derrière était fermée à clé. Le coup était-il prémédité ou manquions-nous cruellement de chance ?
L’armoire chuta lourdement sur le banc et je lançai un regard rapide vers mon voisin. Il était costaud… Et malin. Ça les ralentirait mais ça ne nous sauverait pas. J’avais un arsenal dans la poche mais pour ce qui était de m’en servir présentement… Et devant ce type étrange qui plus est ? C’était dangereux…

Fais chier. Si ça ne tenait qu’à moi j’aurais déjà engagé le combat… Mais les témoins étaient une vraie plaie.

-J’ai dû cogner sur le mauvais type… Une petite nenette qui fout par terre un gros balourd, ça doit faire mal à l’égo.

Mon regard balaya la zone à la recherche d’une solution. Une issue à laquelle on ne penserait pas en tant normal… Du coin de l’oeil, je vis mon compagnon de fortune… Retirer sa veste ? Ma foi… Soit il avait un plan en tête, soit c’était un excentrique et il me préparait un strip-tease. Il mit le feu à sa veste. Autant pour le strip-tease…

Le faux plafond. Les plaques ne semblaient pas fixées, en forçant un peu elles devraient pouvoir bouger. Y aurait-il assez de place pour nous là-haut ? Je sautai sur un banc, pris appuis sur le mur avec l’élan et bondis. Le bout de mes doigts toucha la plaque… Elle bougea. Je me réceptionnai au sol. Foutue petite taille ! Sortir mes gadgets maintenant revenait à tomber le masque et dévoiler mon jeu. “Mais d’où sortez vous ça ?”. “De mon c… pantalon, gros nigaud !”.

-On peut passer par là-haut !

je sortis mon téléphone. Il était vieux, le genre sans gps, compliqué à tracer. Si mon nouveau copain s’attendait à ce que j’allume une option “lampe torche” il allait être déçu. Je lui adressai un sourire amusé et ris jaune en sentant l’eau froide dégouliner sur moi. Une petite douche après le combat, chouette ! Et du challenge en plus avec la lumière qui s’éteignait ! Mon cher voisin savait exactement ce qu’il faisait… Il était malin. Un peu trop. J’en venais à me demander une fois encore ce qu’un type dans son genre faisait ici.

-C’est rafraîchissant ! Vous me faites la courte échelle ?

Ni une ni deux, je me glissai par la trappe. Il y avait suffisamment de place pour nous là-haut, ouf ! Pas complètement pourrie non plus, j’éclairai tant bien que mal d’une main et tandis l’autre au grand gaillard pour l’aider à se hisser. Qui qu’il soit, j’allais le considérer comme un allié jusqu’à ce que je sois en sécurité. A taton, je cherchai la plaque pour la remettre à sa place. Si on avait du bol, les types en bas nous croiraient parti par la porte et n’auraient pas l’idée de tirer dans les airs.

J’avais rarement de la chance.

J’entendis un grand choc et quelque chose être traîné au sol dans un fracas métallique mais nous avions déjà entreprit d’avancer… Il y eut des éclats de voix.

Qu’est-ce qui m’avait pris d’enfiler  une perruque aussi longue ? Elle me gênait presque autant que le manque de lumière… J’avisai néanmoins une source très légère visible depuis les contours d’un carré de plafond sous mes genoux. Je lançai un regard intrrogateur en direction de mon voisin. “On tente ?”.

Je sursautai d’un coup en entendant des coups de feu. Quelqu’un tirait en l’air, visiblement au hasard. Il espérait sûrement que je m’étais réfugiée là-haut et n'avais pas tort…  A une minute près, on aurait été en plein dans la zone ! Les gars m’en voulait vraiment apparemment. Si seulement je pouvais savoir pourquoi !

Il fallait absolument que je me tire d’ici ! D’un geste rapide, je poussai la plaque et jetai un coup d’oeil rapide. Un bureau vide, une fenêtre.

-RAS. On peut y aller, dis-je avant de me laisser tomber dans le vide pour me réceptionner par terre.

Je n’avais aucune envie de m’attarder dans les parages. Tant pis pour mon argent. A dire vrai, le géant à côté de moi m’intriguait presque plus que les bouffons qui cherchaient à me faire sauter la cervelle… J’avais l’habitude des gangsters, en revanche, James Bond dépareillait dans le décor.

J’ouvris la fenêtre et risquai un coup d'œil. C’était calme. Du côté de la porte en revanche, j’entendais quelques échos de voix qui m’incitèrent à tenter rapidement ma chance par l’ouverture.

Un soupir de soulagement m’échappa lorsque mes pieds touchèrent le couvercle d’une grosse benne à ordure. Je sautai au sol et observai les alentours.

-Venez ! lui intimai-je en marchant d’un pas vigilant pour m’éloigner du club, recherchant la sécurité d’une cachette.

A l’angle d’une rue relativement abritée, je me retournai pour faire face à mister-super-grand et plantai mon index dans son torse…
… Ah oui, il ne déconnait effectivement pas avec les muscles.

--Bon, monsieur le “spectateur averti”, vous allez me dire qui vous êtes et votre rôle dans tout ça ?!

J'avais l'impression d'être un disque rayé mais bon... Il fallait bien commencer quelque part !

Allez savoir comment, notre évasion tirée par les cheveux fonctionna et nous parvimes à nous glisser hors des murs de l’arène sans nous prendre de balle. Une part de moi pestait après les canailles qui m’avaient prise en grippe. Je leur en voulais d’avantage pour le fait de me priver de mon exutoire que pour les billets que j’avais perdu aujourd’hui par leur faute. Si c’était après l’agent de Digital Deliveroo qu’il en avait, j’allais avoir intérêt à faire attention à mes fesses ces prochaines semaines. Je pensais que les choses étaient rentrées dans l’ordre depuis l’explosion de mon QG mais certains n’étaient peut-être pas dupe… Ou alors, ils voulaient anéantir ce qu’il restait de mon organisation. Moi qui croyais être discrète…

Ou alors, j’avais jeté un regard un mauvais mec. Les gens tuaient pour moins que ça à Gotham.

J’essayais de passer en revue la liste des personnes que j’aurais pu vexer ces dernières semaines… Pas évident. J’étais une sacré emmerdeuse l’air de rien. Ah oui tiens, il y avait ce type à qui j’avais mis une branlée l’autre jour, alors que je faisais mon jogging. C’était une chose de cogner sa femme sans discrétion, s’en était une autre de m’interpeller alors que je croisais son regard : “Quoi, t’en veux aussi une, connasse ?!”.

Il n’en avait pas redemandé.

Et voilà que je me planquais à présent dans une cage d’escalier avec un type assez grand pour prendre son petit déjeuner sur ma tête. Costaud, les nerfs solides… Un ancien militaire peut-être ? On avait l’air malin tous les deux : trempés, poussiéreux au possible, les hématomes en plus pour moi…

Tout va bien.

Il prétendait ne pas avoir de lien avec mes poursuivants. Une rencontre fortuite avec un ange gardien ? J’aurais donc de la chance pour une fois dans ma vie ?

-Ah oui ? Et bien… Merci, répondis-je en faisant mine de me détendre légèrement.

La blague !

Il pouvait être de mèche. M’appâter en me faisant croire que je pouvais lui faire confiance, endormir ma méfiance… C’est le genre de plan pour lequel j’aurais pu opter. Il fallait être vicieux pour imaginer ça, mais la ville était pleine de gens vicieux.

Ou alors, il était vraiment ce qu’il prétendait. Dans tous les cas, il m’intriguait suffisamment pour expliquer que je n’ai pas encore cherché à prendre mes jambes à mon cou. J’étais curieuse de savoir ce qu’il attendait de moi… Parce qu’il attendait forcément quelque chose. L’altruisme désintéressé n’existait pas, les gens voulaient toujours quelque chose… À Gotham encore plus qu’ailleurs.

Au moins, il ne tarda pas à tomber le masque. Des informations ? L’ombre d’un sourire se forma sur mes lèvres alors qu’il me parlait d’honneur. Ah, qu’il me connaissait mal ! Je me retenais de rire, ça aurait fait mauvais genre alors qu’il était si sérieux. Mon cerveau imagina à quoi l’homme ressemblerait si je l’affublai de moustaches de chat. Pour sûr, il aurait l’air beaucoup moins impressionnant tout à coup !

Ça suffit XXVI, me giflai-je mentalement.

Me briserait-il le poignet si je sortais le marqueur noir dans ma poche ?

CA SUFFIT !

-Ma maman m’a toujours dit de ne pas suivre les inconnus ! rétorquai-je, avant qu’un sourire plus franc ne se dessine sur mon visage. Mais si je peux vous être utile…

Voyons donc après qui ou quoi il en avait. Le mystèrieux chevalier le serait beaucoup moins une fois qu’il aurait tombé le masque.

D’une pichenette, je repoussai une toile d’araignée qui s’était accrochée à ma veste et lui emboitait le pas. Si je me donnais l’air plus désinvolte qu’auparavent, un oeil averti remarquerait sans difficulté que j’étais sur le qui-vive. Mon regard balayait les alentours, s’arrêtant de temps à autre sur un passant à la recherche d’une menace...

Il choisit un hôtel de passe. Je jouais donc le rôle de la prostituée cette fois. Et bien ma foi, une chance, je suppose, que je n’ai guère d’amour propre. Je gratifiai l’hôtelier d’un sourire, bien contente d’avoir glissé un masque sur mon visage en plus de mon déguisement. Mes lentilles bleus se distinguaient clairement derrière le masque, mes yeux se promenèrent tout autour de moi. J’avais dormi dans des endroits plus crasseux que celui-là, bien plus crasseux. Mais je devais reconnaitre que je savais désormais reconnaitre la valeur d’une pièce propre et bien décorée. On s’habituait bien vite au luxe d’une vie confortable.

Mon chevalier était si sombre que j’avais envie de le charrier… Mais il se retourna avant que je n’ai eu le temps d’amorcer la moindre plaisanterie. Etais-je blessée ? Mes yeux parcoururent rapidement ma peau dénudée. Les hématomes étaient sortis et leur couleur avait quelque chose d'artiste. Ces nuances de bleu sombre et de violet… Je trouvais ça jolie.

-Non, je vais bien. Et vous ?

Il ne semblait pas blessé, mais ce type avait l’air d’être un gros dur à cuir…

-Vous pouvez m’appeler Callie.

Je soutins son regard sans ciller. Malone n’était très certainement qu’un pseudo au même titre que le prénom que je venais de m’affubler.

-Bane ? demandai-je surprise.

C’était ça l’objectif de mon voisin ? Je poussai un soupir de soulagement intérieur. Je m’étais inquiétée pour rien apparemment.

-Vous vous attaquez à un gros poisson…

Je fis quelques pas pour rejoindre l’évier vétuste dans la minuscule salle de bains et fixai mon reflet. Les habits et cheveux trempés, la poussière et la graisse qui m’acculait l’ensemble après le passage dans le faux plafond…

Caaaaa va ! Je m’attendais à bien pire !

J’ouvris le robinet et laissai l’eau ruisseler sur mes mains. Je me sentais sale, mais à défaut d’avoir le luxe de pouvoir prendre une douche et de quitter ce costume souillé, je pouvais au moins rincer mes doigts et mon visage.

-Vous bossez pour Vanaver ? supposais-je. L’attentat a fait les gros titres.

Le robinet se referma dans un grincement

-Je regrette, je n’ai rien à vous offrir… Bane est un cinglé, je préfère me tenir loin de ce genre de type, soupirai-je.

La politique et moi… Comment aurais-je jamais pu m’y intéresser ? J’étais apatride, déménagais constamment… Les deux ans passés à Gotham avaient pulvérisé mon record de sédentarité.

Je quittai la salle de bain et fis quelques pas, plongée dans mes pensées.

-Mhhh…

J’en connaissais du monde. De près, de loin, de réputation… Mais y en avait-il qui pouvait correspondre au profil ?

-J’ai croisé un gars dans un bar il y a quelque temps… Il scandait des trucs à ses potes à propos d’une révolution, que le système était malade et qu’il devait s’effondrer pour repartir sur des bases saines, qu’il fallait prendre les armes contre les milliardaires qui étaient la cause de tous les maux…  J’me suis dis qu’il était sûrement bourré. Les langues s’échaudent avec l’alcool et les gens se plaignent de la misère du monde et tout et tout…  Mais lui et ses potes en tenaient une bonne couche. Ils l'appelaient... euh... Shelton ?

Je levai les yeux vers Malone..

- C’est pas franchement une piste sérieuse, mais c’est tout ce que j’ai.

Je lui donnai le nom du bar et le quartier.

-Satisfait m’sieur ? Je peux partir ? lui demandai-je sans parvenir à retenir un léger sourire amusé.

Je lui lançai une brève œillade. Me testait-il ? Je n’allais pas déblatérer sur une évidence, évidemment que j’en avais vu d’autres, et lui aussi. Tout dans son allure montrait qu’il se prenait pour un gros dur… Et pour l’avoir vu en situation réelle, je savais que ce n’était pas que du bla bla. Cet homme savait réagir, ses réflexes étaient excellents, son corps sculpté, d’après ce que j’avais deviné par notre bref contact… Un homme d’action. Gotham semblait attirer ce genre de profil et quoi d’étonnant après tout ? La ville abritait de très grosses fortunes et ces dernières devaient se préserver de la légion de criminels qui arpentaient les rues de la cité. Les mercenaires étaient nombreux, cherchant des contrats. Il y avait aussi les hommes de la pègre, les justiciers… Tout ce petit monde cohabitait dans un joyeux bordel.

-Ca a l’air d’être important pour vous, le fait que les victimes soient innocentes, notai-je à voix haute.

J’avais en face de moi un homme de morale. Il avait trop insisté sur le fait que les cibles de Bane n’étaient pas toutes des puissances, et cette manière de nuancer l’innocence de certains ou non… Comme si certaines vies valaient mieux que d’autres. Je n’avais probablement pas affaire à un policier, comme il me l’avait dit. Un homme de loi aurait certainement condamné le meurtre. Quoi qu’à Gotham, je pouvais bien m’attendre à tout… Cela dit, un policier aurait présenté sa carte. Non, j’avais définitivement affaire à un privé. De là à savoir s’il bossait pour quelqu’un ou s’il faisait ça pour lui…

Ça avait l’air personnel, cela dit. Je n’aurai su dire exactement ce qui me donnait cette impression. Le choix de ses mots, sûrement… Il condamnait sincèrement les actions de Bane.

-Bane a t-il attaqué l’un de vos proches ?

Il n’allait pas me répondre. On jouait au chat de la souris, lui et moi… Chacun voulait des informations sur l’autre, aucun de nous n’était prêt à lâcher du lest. Mais parfois, les expressions faciales en disaient plus que les mots…

Son allumette à la bouche, je crevais d’envie de la lui allumer ! Certaines personnes aimaient se donner un style… Mais que pouvais-je bien dire à ce propos ? Je passais ma vie à me déguiser… Si j’avais été seule, j’aurais arraché ce masque et cette perruque depuis longtemps.

Je me laissai tomber sur le lit dans un soupir. Ca faisait du bien de poser ses fesses sur une surface moelleuse, aussi douteuse soit l’hygiène de ladite surface.

-Euh… Il avait une voix qui porte… Une taille moyenne, caucasien, brun… Un gros tatouage sur l’épaule… Un genre de truc tribal, qui ressemble à un numéro je crois ?

Ca m’avait suffisamment interpellé pour que je m’en rappelle… On m’avait collé une saloperie de numéro de série sur le corps comme on marquait du bétail… Mon nom, en chiffre romain, dans le dos. “XXVI”. Ce gars n’avait rien à voir avec mon passé, son tatouage était un ornement et non une identité… Mais il m’avait replongé dans des souvenirs que je m’efforçais d’enterrer.

-Honnêtement, je n’ai pas louché sur lui. Trop grande gueule à mon goût, je préfère les hommes plus calmes.

L’interrogatoire était-il enfin terminé ? Je lui avais donné une piste (bien que très peu fiable à mon sens), le nom du bar, sa localisation… Nous allions nous séparer et ne plus jamais nous revoir. Je mettais hélas une croix sur les futurs combats d’arène. J’allais devoir faire bouger quelques pions pour savoir qui en avait après moi et selon les réponses que j’obtiendrai, le sang risquerait de couler… Mais pas maintenant. Maintenant, j’avais envie d’une douche et de vêtements propres. J’étais devenue une vraie fille gâtée avec mes envies de confort !

-Bah quoi ? La musique est cool, les consos sont abordables… Vous n’allez jamais boire un verre après le boulot ? demandai-je très spontanément, feignant de ne pas comprendre la question.

Pourquoi aurais-je peur de traîner dans des bars qui attiraient une population atypique ? Parce que je n’étais pas une jeune femme sans défense et que j’évoluais parfaitement à mon aise dans ces milieux, voilà pourquoi. J’y avais mes réseaux, mes liens, quelques pseudos “amis”...

Comme c’était curieux ! Un homme qui considérait que les riches étaient coupables tout en pourchassant un groupuscule anarchiste qui cherchait à révolutionner le système…
Mais les pauvres ne payaient pas. Il se revendiquait donc comme un mercenaire. L’était-il réellement ? Je n’avais aucun moyen de le vérifier. Peut-être qu’il bossait pour Vanaver, peut-être qu'il était là pour quelqu’un d’autre… Finalement, il n’avait pas vraiment répondu à ma question. Sans surprise après tout, mais ses mots m’en apprenaient toujours un peu plus sur lui.

Un coup d’oeil sur le lit m’indiquèrent qu’il avait l’air plutôt propre en fin de compte. Je m’y serai volontiers vautrée si j’avais été seule, mes côtes me lançaient sérieusement et j'aurais aimé vérifier si tous les os étaient en place. Mais je ne pouvais me permettre le luxe de paraître faible devant un autre prédateur. Malone m’avait démontré qu’il était à prendre au sérieux et je prenais sur moi pour avoir l’air aussi détachée que possible. Je ne pouvais me permettre le luxe d’être cataloguée comme une proie facile et donner l’ascendant à mon interlocuteur.

Je le vis réagir. Le tatouage ? Cela lui évoquait-il quelque chose ?
Je dû fournir un effort considérable pour rester stoïque lorsqu’il mentionna des chiffres romains.

-Bane marque ses gars avec des numéros ? demandai-je en faisant mine d’être interloquée. Pourquoi ?

Mon coeur avait loupé un putain de battement.

Mais la description ne collait pas. Ils nous avaient marqué dans le dos, pas sur le torse. Pourtant, quelle était la probabilité que ce genre de tatouage soit évoqué ici ? Je savais que la Cour des Hiboux était présente à Gotham, j’avais des preuves. L’organisation menait des expérimentations sur des êtres humains non consentants, difficile de ne pas faire de lien dans ces circonstances avec le Centre. Quel était le lien entre mon passé, les Hiboux et Bane ? Mes frères et soeurs étaient-ils présents à Gotham, de leur plein gré ou sous la contrainte de Père ?

De nouvelles questions venaient s’ajouter à toutes les autres… Et cet homme était là, planté devant moi avait des réponses ou peut-être encore plus de questions… Un bref instant, je m’imaginai bondir sur lui ou sortir une arme pour le forcer à parler… J’en crevais d’envie ! Je me retins pourtant après une courte hésitation. Malone avait l’air d’être un dur à cuir, le genre qu’il faudrait secouer très fort pour obtenir des confidences… J’étais dans un motel bon marché, pas vraiment le lieu idéal pour conduire un interrogatoire musclé. Je soupirai intérieurement. Comment lui soutirer des réponses sans éveiller trop fort ses soupçons ?

-Je n’ai pas prêté l’oreille très longtemps, la politique et les lourdaux bourrés ne m'intéressent pas plus que ça. Il avait un comportement agressif, c’est tout ce que je peux vous dire.

Et en parlant d’agressivité, voilà que monsieur haussa soudain le ton pour se faire plus intimidant… Me prenait-il pour une petite souris ?

"Désolé mon matou, tu ne me dévoreras pas pour ton quatre heures… Moi aussi j’ai les dents longues."

Un léger sourire apparut sur mes lèvres alors que je me relevai tranquillement sans m’émouvoir, réadoptant une posture en face à face, d’égale à égale. De toute évidence, je n’aurai pas dû m'asseoir… monsieur se sentait pousser des ailes.
J’avais envie de lui ficher mon poing dans la figure en réponse à ses accusations… Mais ce serait un comportement impulsif et imprudent. J’avais bien plus efficace dans mon arsenal, de quoi frapper fort et sans risquer d’être dominée physiquement. Je ne sous-estimais jamais un adversaire.

-Doucement monsieur le policier ! lançai-je d’un air moqueur, en levant les mains en l’air. Vous dégainez trop vite, vous avez quelque chose à compenser ?

“Allez énerve toi donc, que je vois ce que tu as dans le ventre…”

-Je ne suis pas votre ennemie, Malone. Je vous ai suivi de bon coeur à votre demande et j’ai fais de mon mieux pour vous aider… Ma vie privée n’entre pas en compte dans vos questions. Ce que je fais de mon temps ne regarde que moi.

Tentative de recadrage pour calmer le cowboy… Qu’il ne dise pas que je n’avais pas fait d’effort pour éviter l’affrontement et donc… la balle qui n’allait pas manquer de le faucher le cas échéant !

-A moins que vous ne vous imaginiez peut-être que je porte l’un de ces tatouages sur la poitrine ? Voulez-vous le vérifier ? demandai-je d’un air doucereux.

“Approche pour voir… Je me demande si tu as les os solides ?”

-Ah oui ? demandai-je avec curiosité.

C’était intriguant d’entendre un inconnu m’expliquer le sens des tatouages. Il avait un recul intéressant sur la question et peut-être une connaissance du sujet que je n’avais pas.
Etais-ce pour cela que mon nom se résumait à des numéros ? Une volonté de me faire entrer dans un moule ? Malone n’avait pas entièrement tort… J’étais apatride, je savais que je ne répondrai jamais aux critères du reste du monde, à leurs normes et valeurs. Je me voyais comme autre chose, une sorte de clan à part que je formais avec mes frères et sœurs… Etais-je vraiment un être humain, au fond ?

-C’est plutôt déshumanisant comme démarche, non ? Les types doivent être un peu timbrés pour accepter ça…

J’avais toujours pensé qu’ils avaient fait ça pour nous réduire à l’état d’objet et se déculpabiliser du mal qu’ils nous infligeaient. Notre seule valeur se résumait à l’argent investi pour nous façonner. Nous étions des objets de luxe, précieux mais remplaçables.
Combien étions nous au début des expériences au regard de la poignée que nous étions à la fin ?

-Ou bien endoctrinés, songeai-je à voix haute.

Certaines personnes avaient besoin d’un leader. Ils suivaient, tant qu’on leur disait comment penser et quoi faire…
Inutile de préciser à quel point je trouvais ces individus pitoyables. Ils choisissaient l’asservissement tandis que je luttais quotidiennement pour me libérer de mes propres chaînes.

Un éclat de rire spontané s’échappa de mes lèvres. Il n'avait pas tort, ces hommes en avaient après moi. J’avais clairement manqué de discrétion et j’en payais le prix… Cela dit, sa réplique jurait avec le ton utilisé juste avant pour m’interroger. Il avait peut-être compris qu’il était allé trop loin… Ou alors il jouait avec moi et me testait…

Et voilà qu’il s’inquiétait tout à coup pour moi… C'aurait été presque mignon s’il n’avait pas été si intrusif un instant plus tôt. Devais-je voir en ces questions personnelles le simple reflet d’un tempérament paternaliste qui cherchait à comprendre qui j’étais pour mieux me dire comment mener ma vie ou avait-il réellement douté de moi ? J’avais du mal à cerner cet homme, il était trop… changeant. Ca nous faisait un point commun, d’une certaine manière.

Je pouvais bien le rassurer sur un point.

-Je n’y retournerai pas. J’ai exploré suffisamment de faux plafond à mon goût, répondis-je avec humour.

J’arquai un sourcil et lui lançai un regard appuyé. Ben tiens ! Après la figure autoritaire, paternelle, j’avais maintenant droit au charmeur ? Il fallait croire que je ne l’avais pas vexé avec ma pique sur son besoin de “compenser”...

J’hésitai un bref instant, fit la moue… tiré légèrement sur ma brassière pour la baisser jusqu’à la naissance de ma poitrine.

-Pas de tatouage, lui dis-je avec un sourire provocateur. En revanche…

Je remis ma brassière en place.

-Il m’arrive peut-être d’entendre des choses et de vendre mes informations ? Je pourrai tendre l’oreille pour vous et vous contacter si je trouve quelque chose.

Je n’allais pas agresser cet homme ici. Déjà parce que ce ne serait pas pratique, ensuite parce qu’il ne m’avait pas donné suffisamment de matière pour me décider à le brutaliser. Mais je pouvais trouver un prétexte pour garder un oeil sur lui… Nous cherchions tous les deux des réponses, je fréquentais des milieux et j’arriverai peut-être à mieux cerner l’homme et ses intentions s’il m’en disait un peu plus sur ce qu’il cherchait…

-Vous ne me poserez pas de question d’ordre privée, vous n’interrogerez et ne jugerez pas mes méthodes… Si je trouve quelque chose je vous contacte et je vous brieffe, vous me payez. Si possible, vous n’envoyez pas de type me courir après avec des armes quand je vais m’amuser sur un ring… Je suis assez rancunière, lançai-je avec un nouveau sourire.


Ca satisferait peut-être sa curiosité, lui qui trépignait de savoir pourquoi des assassins me collaient au cul.

-Hmm…

Loquace. Je n’avais rien de très intéressant à ajouter à cette histoire de numéros dans le milieu criminel, en revanche je notai que mon interlocuteur avait l’air très cultivé sur le sujet. Quel genre de métier vous poussait à enquêter sur des cellules terroristes ? Je savais, pour l’avoir vu, qu’il était réactif, costaud, et entraîné. Un militaire ? Un agent du FBI ? Un flic ? Il avait nié ce dernier point et je le croyais. Non, il avait plus des allures de retraité d’un corps spécial. Un gars conscient de sa valeur, incapable de se passer du frisson que donnait une bonne traque ou une mission dangereuse, qui se serait recasé dans une agence de sécurité ou en freelance. Traquer Bane… il n’avait pas froid aux yeux. Si ce n’était pas une démarche personnelle, j’espérai pour lui qu’il avait négocié un gros chèque.

-Jamais.

Je n’avais pas besoin de son argent. J’ignorais même si j’allais réellement creuser quoi que ce soit pour lui et le recontacter. J’avais iventé cette identité d’informatrice pour justifier ma présence dans les lieux louches afin qu’il arrête de s’imaginer le pire me concernant… Et au passage, j’avais un prétexte pour garder le contact et peut-être essayer d’en savoir un peu plus sur la nature de sa mission. Cette histoire de chiffre romain m’intriguait…

“C’est ça, réfléchit mon pote, si tu n’avais pas désespérément besoin d’informateurs tu ne te serais pas jeté sur la première bécasse qui se battait sur un ring…”.

Je fronçai légèrement les sourcils.
Il cherchait quelqu’un.
Un endoctriné que la famille tentait de recontacter ? Un victime enlevée par l’un des complices de Bane, ou par Bane lui-même ? A moins qu’il ne cherche cette fortune qui avait été kidnappée ? Le cas échéant, il ne me vendrait pas l’idée que le chèque à la clé n’en valait pas la peine…

-Vous avez de grosses paluches pleines de doigts… Vous ne me ferez pas croire que vous ne savez pas vous en servir pour faire respecter vos contrats ! A moins qu’un petit coeur tout mignon ne se cache derrière ces beaux muscles ?

Mes lèvres esquissèrent un sourire sciemment moqueur, provocateur.

J’aimais bien me foutre de lui. Et réciproquement, de toute évidence. J’aimais les hommes qui avaient du second degré, ils étaient divertissants. Et de fait, sa pique m’arracha un éclat de rire. “Et toc, XXVI ! prends ça !”. Il aurait fallu avoir un égo pour se vexer… Si j’en avais eu un un jour, le Centre l’avait anéanti depuis longtemps.

-Mince alors, je ne suis pas omnisciente ? Quelle déception !

Je marquai la surprise. Oh oui, j’aurais aimé tout savoir… Ça m'aurait évité beaucoup de peines.

-Peut-être que je savais ce qui allait m’arriver et que je trouvais l’idée d’être secourue par un chevalier servant beaucoup plus intéressante…

je le charriai. Encore. Ça avait l’air de l’amuser, vu les piques qu’il me lançait en retour.

-Voyons voir… il y a d’autres manières de payer que les liquidités…

Je fais mine de réfléchir.

-Les informations valent aussi leur pesant d’or. Vous avez l’air de faire votre bout de chemin à Gotham… Vous avez peut-être de quoi susciter mon intérêt ?

Une petite moue pensive. Il fallait que je pique sa curiosité. D’abord pour voir si je faisais mouche et si j’avais raison de me méfier de lui, et ensuite pour vérifier s’il avait bel et bien quelque chose d’intéressant à me mettre sous la dent.

-Vous savez, cette histoire de chiffre romain… J’ai bien entendu quelque chose à ce sujet… Mais la marque est dans le dos et non sur la poitrine. Il se murmure de sombres histoires à propos d’expérimentations sur des âmes innocentes…

Je ne le quittai pas des yeux, prenant mon temps pour lâcher mes mots clés et observer leur effet. L’air désinvolte, je poursuivis :  

-Mes petites souris m’ont aussi murmuré à propos des Hiboux… De vilains prédateurs que ces oiseaux-là. Mais…

Je hausse les épaules avec une petite moue, fais mine de me rhabiller et jette un coup d’oeil vers la porte.

-Ce que je dis n’en vaut peut-être pas la peine, le charriai-je. Je ne suis pas amie avec les anarchistes après tout.


Hop, ça c’était fait.
S’il ne réagissait pas à ça, je supposais que je perdais mon temps et que je n’aurai plus qu’à rentrer chez moi pour panser mes plaies… Et préparer une vengeance contre les crevures qui m’avaient attaqué et que je ne manquerai pas d’identifier sous peu.

-Les vilaines ! répondis-je en ricanant.

J’aimais bien ce type, il avait un répondant très rafraîchissant. J’avais posé implicitement mes règles du jeu, il les suivait, ripostant à mes piques avec des mots de même intensité. Quel dommage que nous nous croisions dans un tel contexte où je devais masquer mon visage et mon corps… J’aurais pu lui proposer d’aller boire un verre dans un autre moment. Il cochait les petites cases.


-C’est comme ça que vous vous voyez ? lui demandai-je avec un sourire taquin.

“Un benêt avec un muscle à la place du cerveau”. Tu parles ! J’avais croisé des tas d’abrutis… Le gars qui me faisait face ne jouait pas dans cette catégorie. Je ne mesurais pas encore le niveau de son intellect, je ne le connaîtrais peut-être jamais… Mais je voyais bien qu’il jouait avec moi tout autant que je jouais avec lui. La subtilité requérait une certaine finesse d’esprit, surtout quand elle débouchait sur l’obtention des informations convoitées.

Il me déballait  tout à coup son CV comme s’il voulait justifier de son expérience et de ce qu’il pouvait m’offrir… Un ancien flic, hein ? Évidemment, je n’avais aucun moyen de vérifier ses antécédents et il était possible qu’il me mente. Ou bien il avait raison. Le cas échéant, son lien avec la police pouvait se révéler utile, après tout.

La surprise, je la vis quand je tentais mon coup de provocation. Elle n’était pas feinte, j’avais ferré quelque chose ! Intérieurement je jubilai, extérieurement je gardai cet air léger que j’avais depuis le début de notre échange.

-Peut-être bien oui, haussai-je les épaules. Il y a un bout de temps de ça, pas à Gotham… Mais, vous avez parlé d’une marque sur le torse, non ?

Une légende hein ? Pfff ! pensai-je amusée. Je glissai une main dans la poche intérieure de ma veste et en tirai un petit carnet et un stylo sur lequel j’entrepris de griffonner le logo des Hiboux que je connaissais par coeur. En Europe, j’avais désespérément cherché des sources sur cette organisation, en vain… Et puis j’étais arrivée à Gotham et j’avais déterré un vestige du passé par le plus grand des hasards. Quelle ville surprenante !

- « Gare à la cour des hiboux qui d’en haut scrute Gotham, au tribunal des chouettes qui sait tout de nos âmes, car par-delà les murs, il entend chaque mot, gare à son bras armé, gare à son émissaire dont le nom est l’ergot. », fredonnai-je.

Je tournai doucement le papier vers mon interlocuteur, lui présentant l’image. Il ne se donnait même plus la peine de cacher son intérêt, j’avais piqué sa curiosité d’une manière que je n’aurais pu imaginer. Quel était donc le lien entre Bane, le Centre et les Hiboux ?

-Pourquoi pas des histoires sur ces histoires ? J’aime écouter les fables, même si nous savons tous deux qu’il ne s’agit pas réellement de contes de fées.

J’écoutai la théorie de Malone à propos des expériences. Il savait pour les Hiboux et leurs manipulations, ou bien il savait pour le Centre et les numéros… Ou les deux. Je n’avais pas de preuve formelle mais je suspectais la Cour des Hiboux de m’avoir façonné. En tout cas, cet homme donnait des détails, il savait de quoi il parlait.

-Vous pensez que ces sujets d’expériences auraient rejoint un groupe anarchiste pour se venger ?

Je pris quelques instants pour réfléchir. L’un de mes frères ou sœur était-il à Gotham, actuellement ? Malone n’avait pas tiré ces indices à propos des chiffres romains d’un chapeau de magicien.

-Je sais de source sûre que la Cour des Hiboux pratique des expériences illégales sur des sujets non consentants. Un contact a trouvé l’un de leur laboratoire il y a quatre ans, en Italie. Une petite structure, peu de personnel, quelques victimes… Du génie génétique. C’est peut-être l’une de ces succursales, une avec plus de moyens, qui a créé les métas-humains que vous pensez collaborer avec Bane ? Je peux vous procurer une copie des fichiers récupérés dans le laboratoire…

Je lui lançai un coup d'œil attentif. “À combien évalues-tu ces informations ?”.

Je savais que la Cour des Hiboux avait été puissante à Gotham, j’ignorais si c’était encore le cas. J’avais fait des parallèles entre plusieurs familles influentes de jadis et l’organisation. Ces archives dataient de plusieurs siècles, mais il s’agissait d’une société secrète, ce qui revenait souvent à une transmission héréditaire. J’étais patiente, j’allais décortiquer tout ça, fouiller jusqu’à retourner le sol et trouver quelque chose. Si les Hiboux avaient créé le Centre, je retournerai Gotham brique par brique pour trouver tous les fautifs et mettre un terme à leurs monstruosités.

-En échange, dites moi ce que vous savez des hiboux. Ou bien de ces chiffres romains que vous poursuivez ?

-Certaines personnes ont l’action dans le sang. Vous êtes incapable de raccrocher car vous avez besoin de ça, répondis-je sur un ton tranquille. Gotham attire ce genre de profils. Certains se mettent au service du plus offrant et d’autres, plus rares, essaient de rappeler au gens un concept de moralité que tout le monde ici semble avoir oublié depuis quelque temps.

Je penchai légèrement la tête pensive, l’air de dire : “Je ne suis pas encore sûre de ton camp à toi”.

-”Impossible de faire autrement, dit le Chat ; nous sommes tous fous ici”, soufflai-je avec un sourire en citant un passage d’Alice au Pays des Merveilles.

J’aimais beaucoup ce personnage, étonnante incarnation de la folie et de la sagesse. Le Chat de Cheshire… Ce livre m’avait beaucoup fait réfléchir à une époque où je cherchais à définir ce qu’était la normalité et à trouver des repères pour façonner mon nouvel univers… Mon monde s’était effondré lorsque j’avais laissé le Centre derrière moi et j’avais dû le reconstruire brique par brique.

Silence. Je l’observai, hésitant, plongé dans ses pensées, mesurant probablement ce qu’il pouvait se permettre ou non de me révéler.
Rapidement lassée par le calme qui s’éternisait, j’entrepris d’étirer mes muscles endoloris jusqu’à ce que monsieur se décide à reprendre la parole…

J’eus alors une petite moue. “Et c’est reparti”. Encore des questions personnelles. Je l’avais pourtant prévenu.

-Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais là-bas uniquement pour l’argent ?

Je le regardai quelques instants avec un léger sourire, faisant durer le silence à mon tour. Puis je repris un air sérieux.

-L’arène est un bon moyen de se tester sans prendre trop de risques. Les gens cognent pour de vrai mais ils n’ont pas le droit de tuer.

C’était une réponse sincère mais incomplète. La vérité c’est que j’aimais ça. Être dans l’action, me sentir en danger et être obligée de me dépasser pour survivre. Tous mes sens s’éveillaient, je me sentais vivante. Je réfreinais quotidiennement cet aspect de ma personnalité qui avait été conditionné par le Centre. J’aurais pu user de mon plein potentiel dans la rue, Gotham était truffée de brutes et d’enfoirés sur qui me défouler… Utiliser toutes mes compétences et mes pouvoirs, frapper… Mais je n’étais pas stupide. Les témoins parlaient, les histoires finissaient rapidement dans la presse, sur internet, prenaient de l’ampleur… Elles attireraient le regard de ceux que je tenais absolument à éviter. Mon instinct de survie était cent fois supérieur à mes besoins primaires. Alors je me cachais. Et de temps en temps, quand je le pouvais, je m’amusais un peu. Dans l’arène avec un bon déguisement, dans la rue là où il n’y avait pas de témoin… Avec mes poings, mes pieds ou mes dessins. J’enlevais le masque et je redevenais ce que j’étais réellement : une guerrière amorale, une tueuse…

Qu’importait qu’il croit ou non en ma justification ? L’arène était un divertissement. S’il escomptait que je lui donne mon vrai prénom en revanche, il se fourrait le doigt dans l’oeil.

-Bane est un bon orateur ? lui demandai-je en me doutant de la réponse.

Malone semblait persuadé qu’il lui serait facile de retourner le cerveau de quelqu’un comme moi… J’étais sceptique, mais après tout… Tout le monde n’avait pas mon fichu sale caractère et développé une solide défiance envers toute forme d’autorité ou de secte.
Cela dit… Maintenant j’étais curieuse de rencontrer ce Bane…

-Des centaines de gens ? répondis-je étonnée. A Gotham ?

C’était énorme, bien au-delà de ce que j’avais imaginé ! Mais comment expliquer ce laboratoire que j’avais trouvé si la Cour était tombée ? Quinze ans… Ça ne collait pas avec le Centre… Me serais-je lancée sur une fausse piste ? Ou bien Batman n’avait pas frappé assez fort et les rats avaient continué à prospérer hors de Gotham… Un point pour le justicier en tout cas… Je ne pouvais que respecter les actes d’un homme qui contribuait à faire tomber un réseau de traite humaine, que ce dernier soit lié à moi ou non.

Les questions se bousculaient dans ma tête, mais les derniers mots de Malone me firent relever les yeux trop brusquement.

“Mais pour ce que j’en sais, le coup des numéros, c’est encore autre chose, de bien plus ancien.”

Cette fois, c’était moi qui n’avait pu dissimuler ma surprise. “Et merde… Contrôle toi, XXVI !”.

-La Ligue des Ombres ?

Inutile de tergiverser des heures, je n’avais jamais entendu le nom de cette organisation. En d’autres circonstances, j’aurais sûrement charrié mon interlocuteur en lui demandant si c’était la concurrente de la Justice League qui avait tant fait parler d’elle… Mais je n’étais pas d’humeur à rire. L’homme qui me faisait face en savait visiblement plus que moi sur mon propre passé…

Je devais savoir. À n’importe quel prix.

-C’est quoi ?

J’eus une petite moue en entendant mon voisin m’expliquer qu’il y avait plus de personnes bien qui s’investissaient gratuitement que de personnes mauvaises à Gotham. Je trouvais le discours optimiste. Il y avait le commun des mortels qui s’efforçait de survivre, et puis il y avait les autres. Des flics pour beaucoup corrompus, la mafia, les gangs, les indépendants… Et de temps en temps, un justicier complètement dépassé qui tentait de mettre de l’ordre dans tout ce bordel. Personnellement, j’aimais le chaos. Gotham ne me déplaisait pas telle qu’elle était, mais peut-être qu’elle me plairait aussi si elle s’enrichissait un peu. Si les gens étaient un peu moins miséreux, ils seraient moins désespérés et tentés de chercher des solutions de facilité. Une société calme prospérait. L’ordre avait aussi son charme, parfois.

Bref, de toute manière j’étais le mauvais public à convaincre. Pour moi, tout le monde était coupable de quelque chose. L’humain était fondamentalement égoïste, y compris ceux qui “aidaient” leur prochain. Ce n’était ni mal, ni bien, c'était juste ainsi. Le nier était de l’hypocrisie.

-Donc il est malin, bon orateur et baraqué. Il a des défauts ce bonhomme ? charriai-je mon voisin qui n’allait pas manquer de soulever le fait que je parlais d’un terroriste.

On ne pouvait pas vraiment dire que le sujet m'intéressait particulièrement. Enfin si… De fait, depuis que Malone avait mentionné les fameux numéros, je me sentais un peu plus curieuse au sujet de ce Bane. L’intervention de la CIA pour saboter son action à Santa Prisca aurait-elle été la raison pour laquelle l’anarchiste aurait décidé de s’attaquer aux Etats-Unis ? Une sorte de… vengeance soigneusement préparée ?

Quant aux Hiboux, j’étais toujours alarmée par les chiffres que me sortaient cet homme. Il me vendait une organisation pyramidale, des informations fragmentées… Rien qu’à l’échelle de Gotham, c’était énorme. Mais le plus préoccupant était qu’en dépit de ces arrestations massives j’avais, il n’y a pas si longtemps que ça, mis la main sur l’un de leur laboratoire… Il n’était certes pas riche ni au meilleure de sa forme, mais il fonctionnait. Batman n’avait visiblement pas suffisamment nettoyé, la vermine était toujours là, au moins à l’étranger.

Je haussai les épaules avec un fin sourire. Bien entendu que j’avais une histoire avec les tatouages, sa question n’en était pas une. De là à savoir si j’allais lui raconter le mensonge qui se développait tranquillement dans ma tête ou non… Tout dépendrait de lui et de ce qu’il aurait à m’offrir en échange. Donnant-donnant.

-La purifier ? tiquai-je. De quoi ? De la mafia ? Ils voulaient exterminer tous les habitants de la ville ?

Wow. Et dire que je me voyais comme une bourrine… Mais avec quel moyens auraient-ils pu réaliser une telle prouesse ? En empoisonnant les réserves d'eau ? En coupant les accès aux ponts ? En larguant une tête nucléaire ? Il fallait que ce soit une frappe éclair, rapide, puissante, efficace, sans quoi l'armée leur serait tombée dessus et leur projet aurait été compromis.

-C’est une secte ? Ils voulaient partir en croisade sainte ?

Il y a vingt ans… Bien avant que je ne quitte le Centre. J’étais encore fillette à cette époque. Mes pensées glissèrent vers Père, son éducation… Un sentiment de malaise me saisit. A quel genre de combat nous destinait-il réellement ? Se prenait-il pour dieu, entouré par ses créations angélique toutes puissantes ? Une armée loyale, fidèle, qui n’aurait jamais remis ses décisions en doute…

-S’investir d’une mission de combattre le crime quand on commet soi-même des atrocités… Ils n’ont jamais envisagé de se purifier eux-mêmes avant de vouloir réinventer le monde ?

Petite moue contrariée. Bande de connards ! La mafia avait beaucoup de défauts, mais ses pions avaient une identité, des droits humains, un salaire, une "famille" qui les soutenait dans leurs projets… Ils avaient droit à plus de considération que je n'en avais jamais eu de la part de mes anciens maitres.

-Et comment la police a-t-elle empêché cette purge ? Batman est intervenu cette fois aussi ?

Le cas échéant, une petite conversation avec la légende risquait de s’imposer. Je ne savais pas encore comment, ça allait être compliqué, mais je trouverai bien une manière de l’aborder sous une fausse identité sans trop me compromettre vis-à-vis de lui. J’étais douée pour les mensonges, il me faudrait juste la bonne mise en scène… Il y a deux jours, j’avais fait la connaissance de Superman. Le destin cherchait-il à me faire passer un message ? Le cas échéant, je n’étais pas bien certaine de le saisir.

-Ca fait deux organisations actives plus ou moins à la même époque, implantées solidement à Gotham et faisant de l’expérimentation illégale sur des êtres humains. Vous êtes sûr que la Cour des Hiboux et cette Ligue ne sont pas une seule et même entité ?

Je me frottais le visage avec la main pour réfléchir, par réflexe, appuyant accidentellement sur un hématome et réveillant la douleur. Aïe.

-Vous parlez au présent. Vous pensez que la Ligue des Ombres est toujours en activité… compris-je. Ce n’est pas une légende, pour vous.  Vous avez quelque chose, une information ou une preuve, qui fait le lien entre cette ligue, les chiffres romains, et Bane. Dites moi. Qu’avez-vous trouvé ?

Que savait-il réellement, quelle était cette information qu’il me cachait ? Avait-il remonté la piste de l’un ou l’une de mes frères et sœurs ?

-Il se dope ?

Un gaz qui le rendait super fort ? Plus rien ne m’étonnait dans ce monde. Je ne m’étais pas vraiment intéressée au personnage. Le monde était rempli de criminels à plus ou moins grande renommée. J’en savais quelque chose. J’avais posé le pied sur tous les continents, traversé de nombreux pays… Je m’efforçais de me tenir informée des “activités” des lieux où je décidai de poser mes valises pour ne pas être prise au dépourvue. De fait, j’avais cette mauvaise habitude de trouver bien malgré moi les emmerdes, je les attirait. Bane s’était fait relativement discret aux Etats-Unis ces deux dernières années. Sans lien direct avec ma propre croisade, je n’avais donc pas eu d’intérêt à creuser le sujet plus que ça.

J'acquiesçai. Je ne pouvais le nier, il avait raison. Il y avait ceux qui planifiaient sur la durée, qui corrompaient, jouaient sur le réseau politique et s’emparaient du pouvoir “légal”, et c’était de loin les plus pernicieux. Et il y avait les psychopathes qui agissaient généralement seuls ou formaient leur gang, qui œuvraient ouvertement contre la loi. Les premiers étaient les pires, leurs actions étaient discrètes, ils étaient protégés par le système… Voilà pourquoi je n’avais jamais accordé ma confiance aux forces de l’ordre, pourquoi je me savais seule dans mon combat… J’avais très vite compris comment fonctionnait le système en désertant le Centre. Dès lors que j’avais réalisé que ce que l’on m’avait fait n’était pas normal ni légal, j’avais su que Père et ses agents étaient couverts par des personnalités influentes. Dès lors, il n’était plus possible d’avoir confiance en qui que ce soit… Ceux qui étaient censés protéger les innocents devenaient de possibles pourris à la solde de mes tortionnaires. J’étais seule au monde, je ne pouvais me fier à personne.

-Encore un gaz ? C’est une constante dans le milieu criminel ? L'Épouvantail aussi…

Qu’est-ce qu’ils avaient tous avec ça ?

-Et donc Batman a sauvé la ville à coup de métro…

Je me retins de rire. Quel bourrin ! J’aimais bien ce gars. Quelque chose me chiffonnait cependant… Batman était réputé pour ne pas tuer… Mais il aurait fait s’effondrer un métro avec des personnes à l’intérieur des wagons ?

-C’est lui qui aurait effacé les preuves ? Ou cette Ligue des ombres ?

J’allais définitivement devoir trouver le justicier. La confrontation m’inquiétait un peu, je n’avais pas envie d’attirer son attention sur moi et mes activités. Moi qui avait tout fait pour m’esquiver à son regard depuis son retour… J’allais devoir me fabriquer une couverture efficace pour tromper sa vigilance.Cela dit, il en savait visiblement beaucoup. Beaucoup trop en l'occurrence, pour que je ferme les yeux sur cette source d’informations potentielle.  
Et il m’apprit soudain que l’un de mes frères s’était tenu à Gotham il y a quelque jours à peine et qu’il avait été tué, soufflé par l’explosion. J’accusai le choc, les sourcils légèrement froncés. Fallait-il que je retrouve enfin ma famille pour la perdre aussitôt ? Je poussai un soupir. Je ne ressentais pas de chagrin à proprement parler… Je n’étais pas proche affectivement de mes frères et soeurs… Mais nous étions tous liés par un passé qui nous courait après… Ils avaient connu les mêmes épreuves que moi, soufferts tout autant… Des sept milliards d’être humains qui composaient cette planète, ils étaient les seuls à pouvoir me comprendre.

Nous étions neuf à avoir tenté de fuir le Centre. J’ignorais combien avait réussi à échapper à nos maîtres. XIII était mort, et d’après Malone un autre venait de perdre la vie. Combien d’entre nous restait-il aujourd’hui ? Combien en liberté ?

Je ne ressentais pas de tristesse, non… Plutôt du regret… Et un vide immense dans mon coeur.

-Bane aurait fait sauter ses propres hommes ?

Dommage collatéral ? Acte volontaire ? Mon frère, si cet homme au chiffre romain était bien l’un des nôtres, aurait-il été trahi ?

-Vous avez vu cette vidéo ? lui demandai-je en soutenant son regard sans ciller. Vous en avez une copie ?

Malone reprendrait l’avantage sur les négociations, le cas échéant. J’étais prête à payer pour obtenir ces images. Cher.

-Sur quelle partie de son corps se trouvait le tatouage ? Quel numéro ? demandai-je sur un ton calme.

Si cet homme disait vrai, je comprenais le lien entre les fameux numéros et Bane. Mais il manquait une donnée majeure.

-Je ne vois toujours pas le lien entre cette fameuse Ligue et les hommes tatoués avec des chiffres romains.

Un gaz qui rendait tout puissant… Je devais probablement m’estimer chanceuse que le Centre n’ait pas eu ce genre de jouet en main pour l’expérimenter sur nous… J’avais du mal à croire qu’on pouvait se droguer en permanence pour altérer sa physiologie sans subir d’effet secondaire dévastateur pour le corps.

Et finalement, il donna le fin mot de l’histoire, celui que j’attendais depuis un moment. Je les imaginais ces idiots, prêts à tout pour plaire à leur maître et servir sa cause. J’étais comme eux jadis, j’aurais pu donner ma vie pour Père… Et c’était précisément la raison pour laquelle je détestais tous ces fanatiques qui me rappelaient tant mon propre reflet. Voilà dix ans que je luttais contre moi-même pour déconstruire mon endoctrinement. J’avais fuis le Centre quand ils avaient voulu me séparer de la seule personne de chair et de sang que je j’avais jamais aimé de tout mon coeur et qui m’avait protégé de manière inconditionnelle… Et il était mort. Impossible de faire machine arrière, de retourner auprès de ceux qui m’auraient brisé en deux pour les choix que j’avais fait, j’avais été contrainte d’aller de l’avant… Et j’avais découvert toute la vérité sur ce monde. J’avais réalisé ce que le mot liberté voulait dire et le fait que des milliards d’être humain en jouissaient sans même avoir conscience de sa valeur. J’avais lu la charte des droits de l’Homme, les textes de loi, la définition de l’esclavage… J’avais vu tant de choses qui avaient anéanti tout ce que j’étais, toute ma vision erronée du monde… Et j’avais compris que Père ne m’avait jamais donné son amour, que je m’étais bercée d’illusions. J’étais un objet de valeur, un investissement financier, pas un être humain. Pas pour lui, pas pour les scientifiques. Pourtant dehors, on me témoignait du respect, on m’avait tendu la main quelques fois. Et depuis dix ans je me répétais cette même question en boucle sans trouver de réponse : qu’étais-je ?

Pas de vidéo. Pas de chiffre… Ou plutôt, un fragment de chiffre situé au mauvais endroit. Rien de concret.
Une déception. Cet homme, qui qu’il soit, n’était pas mon frère. J’aurais dû me réjouir de cette nouvelle mais une part de moi regrettait… Voilà dix ans que j’errais, seule au monde. Cette solitude commençait à me peser. Il n’était pas question, pourtant, de tomber le masque devant qui que ce soit. Je m’étais résignée à cet avenir, c’était le prix de ma liberté. Personne ne comprendrait, personne n’accepterait la bête de foire que j’étais. Je préférais encore vivre dans un mensonge permanent et construire des relations sociales superficielles que d’être mise en cage.

Le réseau de secours de Vanaver Corporation, hein ? Malone avait eu accès à des documents qui auraient été hors de portée de beaucoup… Je pouvais imaginer qu’il les tenait de ses liens avec la police comme il le prétendait, si j’accréditais son histoire avec le GCPD, ou pencher en faveur de mon hypothèse selon laquelle l’entreprise l’avait embauché comme détective privé pour retrouver Samantha Vanaver.

-Ca fait beaucoup de pièces de puzzles… dis-je en arquant un sourcil, sourire fugace aux lèvres. Triste. Vous aviez même vos entrées au FBI, c’est impressionnant.

Pas mal pour de la flicaille. Police et agents fédéraux n’étaient pas réputés pour s’adorer, pourtant…

-Je cherche quelqu’un… Un proche… Ca aurait pu coller. Surhumain, tatoué, des connards qui ont joué au docteur Maboule avec lui quand il était gosse... Je ne sais pas exactement ce qu’ils lui ont fait, il n’aimait pas en parler… C’était un gars secret, le genre d’ange-gardien qui tombe du ciel pour vous tirer d’une merde infâme et qui ne pipe pas mot de son passé. Mais je l’ai entendu dire des choses dans ses cauchemars, je l’ai confronté.

Je secouai doucement la tête, poussai un soupir.

-Bref, j’ai vu son tatouage, il n’était pas sur le torse. Ce n'est pas votre homme… Tant mieux.

Tant mieux oui, je n’allais pas me réjouir de la mort de mon pseudo petit copain inventé de toute pièce, tout de même !

-Il se planquait, il était persuadé que les types de son enfance l’avaient retrouvé. Cet abruti s’est tiré de la maison pour me protéger… Et je n’ai jamais revu. Alors… Peut-être que je me suis faite plaquée comme une merde… Ou peut-être qu’il s’est fait attraper. J’compte bien avoir le fin mot de l’histoire. Le Brésil, est-ce que ça matche avec le dossier du FBI ? C’était là qu’il aurait été retenu avant de s’échapper.

S’il me confirmait ce tout petit détail alors je saurai que cette Ligue des Ombres était la piste que je cherchais depuis tout ce temps. Un fantôme de plus à traquer…
Une chance que je ne sois pas du genre à me décourager facilement.

-Je crois qu’on a fait le tour, alors… Donnez-moi une adresse mail ou postale, je vous transmettrai une copie de ce que j’ai sur le labo des Hiboux, comme promis.

C’était un échange honnête, j’étais satisfaite de ce qu’il m’avait donné.

-Et si jamais vous entendez quelque chose à propos d’un type qui est tatoué dans le dos, faites moi signe. Je trouverai bien quelque chose à vous offrir, en échange.



Je lui avais prouvé que j’étais une bonne informatrice, après tout. Lui aussi ne repartait pas sans rien.