Vengeance et Pardon [Terminé - Intrigue II]

Il n’est jamais difficile de retrouver les traces d’un membre de la Justice League, dans sa ville de prédilection. A Starcity, il suffit de suivre les sirènes ou de se trainer dans quelques rues crasseuses pour entendre le sifflement des flèches de Green Arrow ou voir les sillons écarlates du Flash. A Metropolis, il faut se rendre là où des innocents fixent le ciel, dans l’espoir de voir leurs sauveurs, Wonder Woman et moi-même. Et enfin, à Gotham City, tenez compagnie aux gargouilles des Tour Wayne et de vieilles constructions de la ville ou aux criminels les plus tordus pour obtenir un tête-à-tête fracassant avec le Chevalier Noir.

Il semble que nous sommes trop prévisibles, et nos ennemis – qu’ils soient visibles ou invisibles – l’ont compris. Ils nous ont habilement piégé dans mille et une univers, profitant de notre absence pour redevenir les maitres de grandes métropoles. Erreur fatale. Nous sommes tous revenus, mais différents. Brisés, nous avons été forcés de nous reconstruire avec les moyens de bords et les outils à disposition. Perdus, nous avons eu à puiser en nous, à la recherche de ressources insoupçonnées.

Et seul, j’ai eu à faire des choix allant à l’encontre de tous mes idéaux et croyances.

Tout le monde pense que Superman est de retour.
Ils se trompent tous.
Je suis bien de retour, mais je ne pourrais plus dire qui je suis ou ce que je représente.
Ou plutôt, je le sais : un tueur et un hypocrite qu’on auréole de compliments et de qualités.

Bruce avait raison, finalement, lorsqu’il soutenait que j’étais une puissance à éliminer.  
Et lui et la Justice League avaient eu tort de me ramener à la vie.
Il est temps de rétablir l’ordre, avant que ma volonté ne fléchisse …

Or, je ne sais pas comment je peux tout abandonner sans y laisser une part de moi – la meilleure, celle qui croit en toutes ces valeurs défendues tant par la Justice League, que par Lois, que par cet ancien moi. Des idées fourmillent, mais aucune n’est faisable sans l’aide d’un ami en particulier. A défaut de pouvoir m’arrêter, il pourra m’aider à assurer mon remplacement.

Je n’ai plus ma place dans cette belle équipe. Je manquerai de respect à chacun, en me trainant jour après jour en sachant parfaitement ce que j’ai fait, et surtout ce dont je suis capable. Les nouvelles sont une preuve – ou plutôt l’absence de nouvelles. Depuis cette conférence, on me voit qu’à peine. Mes sorties sont rares, et uniquement lorsque le danger est trop grand. Ce soir ne fait pas exception : je confie Metropolis à ses forces de l’ordre, à ses amés héroïques, voire à Wonder Woman si elle est là, afin de survoler le ciel endormi de Gotham City.  

Je retrouve Bruce, accroupi dans l’ombre. Cherche-t-il à bondir pour sauver la veuve et l’orphelin de Gotham, ou guette-t-il un adversaire suffisamment fort ? Je ne sais pas. Je finis par me poser doucement non loin de lui. Je ne crains pas de l’effrayer : il a déjà dû sentir ma présence. A moins qu’un sbire, ou un drone ou un tout autre procédé ne l’ai averti qu’un homme vole dans le ciel de Gotham.

- Tu es donc la vengeance, Batman. Une vengeance bien solitaire, impitoyable et entêtée.

Nul jugement dans mon ton, si ce n’est de la sincère pitié.

- Nous avons à parler. Je sais que c’est inopiné, mais …

Je ne finis pas ma phrase, tournant soudainement le regard vers un horizon bien lointain. J’ai du mal à décrocher mon attention de certains conflits que ce soit sur ce sol américain, ou en dehors. Je ferme quelques instants les yeux, et reporte mon attention sur Gotham et plus précisément sur mon ami.

- Tu n’as pas toujours été ainsi, Batman, répliquais-je, incapable de soutenir le regard sombre et perçant de mon ami. Tu es aux abois, mais tu ne fais pas appel à l’aide de la Justice League. Je te connais assez pour savoir que tu as déjà des plans établis, et des projets en cours. Et pourtant, je n’en sais rien. Es-tu redevenu un justicier solitaire, sans aucune affiliation à une organisation ? , lui demandais-je, en ayant relevé la tête. Je te pose la question en premier, mais je peux tout autant la poser aux autres membres de la Justice League. Je m’inclue dans le lot.

J’ai toujours été un juge extrêmement sévère envers ma personne. Lorsqu’on nait et grandit différent des autres, nous faisons au mieux pour nous calquer à ces derniers. Nous sommes attentifs à nos gestes et à nos paroles, tentant d’établir un fragile équilibre entre deux mondes. Je ne compte plus le nombre de soirs passé à reconsidérer toute ma journée ou à discuter avec mes parents adoptifs sur mille et une problématiques. Oui, nous discutions. Et ça aidait.

- Nous faisons face à des dangers considérables, et pourtant, nous communiquons à peine et nous ne savons pas ce que les uns et les autres ont décidé de faire ou de ne pas faire. Suis-je le seul à m’inquiéter ? Suis-je le seul à penser que notre association n’est plus que l’ombre d’elle-même ?

Je me tais, enfin. Je ne fais pas appel à son aide, à cet instant-ci. Je veux simplement comprendre. Suis-je seul face à une montagne d’emmerdes ? Suis-je aveugle à la force de mes coéquipiers, me morfondant dans ma propre faiblesse et culpabilité ? Est-ce que je divague et je déraille, en croyant que je n’ai plus aucun soutien ? Est-ce que j’ai toutes les raisons du monde de penser que le passé se répète, que l’on va encore me pousser aux pires extrémités ? Je tremble à cette dernière perspective.

- Ce qu’il se passe, Batman, est que je ne peux plus mener de combat seul.

La première annonce est faite.

- Et je ne compte plus en mener du tout, dans les années à venir.

La seconde annonce est faite.

Mon regard n’est ni fuyant, ni hésitant : il est décidé et dur.

- Je vais recruter des hommes et des femmes que je juge à la hauteur de nos idéaux, aptes à les porter et à les défendre. Je les introduirais à la Justice League, lorsque j’aurais la certitude d’avoir fait un bon choix, expliquais-je, paraphrasant simplement ce que j’ai déjà plus ou moins sous-entendu lors de mon « coming out médiatique ». Par contre, nous devons tous prendre une décision vis-à-vis de la Justice League. Soit nous devons l’adapter à nos nouvelles méthodes, soit nous devons changer nos méthodes et travailler en équipe à nouveau, soit la Ligue doit disparaître.

Si je nourris beaucoup d’espoir en l’Humanité et en plusieurs concepts touchant de près ou de loin à la liberté, je n’ai jamais eu peur d’être tranchant ou radical dans quelques décisions. Nous ne pouvons pas accomplir quoi que ce soit en étant indécis, ou en cherchant constamment un compromis. Certaines situations sont noires et blanches, d’autres sont grises. Pour certains, ma détermination est une qualité. Pour d’autres, elle s’apparente davantage à l’entêtement. Souvent, Diana apporte un éclairage nouveau, me forçant à arrondir quelques angles. A quelques rares occasions, Bruce impose sa propre vision – à laquelle je peux totalement adhérer, comme rejeter en bloc.

Je veux continuer à me battre pour un monde meilleur, à défendre ces idéaux qui nous tiennent à cœur, à apporter l’espoir à tous et à toutes – aux faibles, aux démunis, aux jeunes, aux heureux, aux malheureux, bref … sans aucune distinction – mais je ne peux plus. Je sais que tout peut déraper à tout instant. Et je dois m’éloigner avant qu’il ne soit trop tard. Le plus grand danger n’est pas Enchantress, ni le Joker. C’est moi.

Batman le sait. Il l’a toujours su.

- Je vois. J’aurais tort au sujet de la Justice League, donc. Si je comprends bien, nous allons agir exactement comme avant, c’est-à-dire à combattre nos ennemis respectifs et à nous réunir uniquement lorsqu’une menace planétaire frappe à notre porte, constatais-je d’un ton nullement convaincu, avec une pointe d’ironie. A moins qu’un autre Grand Plan ne nous piège ailleurs, comme dans la zone fantôme, durant une décennie ou trois décennies ou une vie entière.

Je plante un regard inquisiteur, et sévère, à Bruce. Est-ce qu’il va me faire croire que son plan génial consiste à répéter nos méthodes passées ? Pense-t-il que je suis toujours ce fils de fermier du Kansas, naïf et ingénu, avalant tous les mensonges qu’on lui balance ? Oublie-t-il que je le sais plus rusé et plus intelligent que moi ? S’il ne partage guère plus, soit il ne me fait pas confiance, soit il a tout autant changé que moi.

- Je ne recherche pas un égal, Batman. La Terre n’a pas besoin de Kryptoniens, comme moi. Elle a besoin d’hommes et de femmes aptes à se défendre contre des étrangers, comme moi. Il lui faut les armes et les boucliers adéquates, des prisons capables de retenir tout le monde, incluant moi-même, et surtout des gens qui portent nos valeurs et nos idéaux et qui peuvent le transmettre lorsque nous ne sommes pas là. Tous nos efforts seront vains, si nous ne léguons pas dès maintenant ce qu’il faut à une nouvelle génération. Je suis prêt à partager les connaissances et matériaux accumulées sur les différentes planètes et stockées actuellement au sein de la Forteresse.

Toutes ces connaissances sont dangereuses, si elles tombent entre de mauvaises mains. Il suffit d’une poignée d’ambitieux pour qu’un ersatz d’apocalypse ne s’adapte sur la Terre. Doomsday deviendra une normalité …

- Tu te trompes à mon sujet, soit sciemment pour me forcer à parler, soit par bêtise car tu as oublié qui je suis. Je ne porte pas ce symbole par hobby, par vengeance ou par vanité. Je ne me bats pour une quelconque gloire et je ne l’ai jamais cherché. J’aurais pu continuer à jouer au Superman anonyme, en étant invisible aux yeux de tous, si Zod ou Doomsday n’avaient pas frappé. Je ne serais jamais fatigué de me battre pour ce qui est juste.

Malgré moi, ma voix vibre d’une énergie nouvelle – quoique vacillante. Plus j’énonce à haute voix mes idéaux, plus cette culpabilité grossit, m’empoisonnant corps et âme.

- Mais je suis obligé d’arrêter ce combat. Plus le danger sera grand, plus je dois m’impliquer et plus je suis un risque pour ce monde. Sauf que tu n’as plus rien pour m’arrêter. Sans Kryptonite, je suis assurément le plus grand danger. Tu le sais. Je le vois dans tes yeux.

La perte de son stock de Kryptonite est une catastrophe. Son alter-ego avait échoué à arrêter le mien avec une bonne réserve. Lui n’aura aucune chance contre moi sans la pierre verte.

- Enchantress sera mon dernier opposant. Puis, je quitterai la Justice League, et peut-être la Terre. Je ne retournerai pas chez moi.

Si je n’ai nulle alternative pour m’absoudre sur Terre, alors j’irais m’enfermer dans la zone fantôme même. Telle est ma décision.

Chaque parole prononcée par Bruce est vraie, et apporte un éclairage nouveau à ma position. Subitement, de nouvelles opportunités ou possibilités naissent. Si elles ne conduisent pas systématiquement à une fin heureuse et brillante, elles sont toutes empreintes de justice et d’équité. N’est-ce pas là les valeurs que j’affectionne et auxquelles je crois fermement ? Ne sont-elles pas la raison première de mon âme torturée ?  

En effet, il n’y a pas de leader au sein de la Justice League. Toute décision prise est collective. Si mon départ est une décision personnelle sur laquelle personne ne peut intervenir, ou avoir un quelconque droit, les modalités doivent être pensées ensemble. Je n’oublie pas dans quelles circonstances j’ai été ramené à la vie. Je ne suis pas non plus aveugle aux conséquences de l’absence de super-héros sur deux pauvres années. Les criminels s’enhardissent et les menaces planétaires persistent.

Il s’approche en faisant un bruit monstrueux. D’ordinaire, je me serais sûrement moqué de cette absence inhabituelle de discrétion. Malheureusement, ce soir n’est propice à la légèreté. Là où chacun avance avec ses blessures et trouve sa paix, je suis encore coincé dans cet autre monde, à ruminer une culpabilité que personne ne peut sérieusement saisir. Puis-je être jugé pour un crime qui n’existe pas ici ? Suis-je véritablement responsable de tous ces morts causés par une « chute » ? Je ne sais pas.

Bruce se trompe considérablement vis-à-vis de mon droit de souffrance. De nombreuses personnes peuvent se permettre de frapper des sacs, de pleurer longuement ou d’avouer et confesser des crimes.  Moi, je ne peux pas. Ma rage peut décimer une ville, voire un pays. Mon absence est synonyme de vulnérabilité face à des menaces extra-terrestres. Enfin, hormis la zone fantôme, il n’existe aucune prison apte à me retenir.

La kryptonite.

Pour un instant, mon regard s’illumine d’espoir, celui qu’il existe enfin quelque chose et quelqu’un pour m’arrêter. Puis, cette étincelle disparaît presqu’aussitôt, me rappelant que ce quelque chose et quelqu’un ont été inefficace dans l’autre univers. A nouveau, la culpabilité me ronge et me gagne. Je ne réponds pas immédiatement à mon ami, réfléchissant encore à toutes ces informations.

Après de longues minutes, je reprends la parole.

- Tu as raison. Nous décidons ensemble. Je vais réunir la Justice League, expliquer les raisons de cette décision, et réfléchir ensemble aux meilleurs moyens de mettre en œuvre les … mesures nécessaires. Je sais que chacun est très occupé avec ses villes, mais cette réunion est tout aussi importante, Batman. Tout le monde doit être présent.

Je tends ma propre main, saisis la sienne, maîtrise ma force et apporte la pression suffisante.

- Jusqu’à cette réunion, je souhaite que tu réfléchisses à une question, celle qui me hante depuis que je suis de retour.

Je brise ce lien, mais maintiens le contact visuel.

- Est-ce qu’une action est un crime lorsqu’elle est acclamée dans un univers, mais condamnée dans le nôtre ?

Si j’ai trop dit pour que Bruce devine la raison de mon état d’âme, je n’ai pas assez donné d’informations pour qu’il devine chaque détail. Seul le Flash pourrait l’éclairer sur les éléments restants, ou un nouveau saut spatio-temporel. Cependant, il n’aura pas besoin de faire appel à ses talents de détective.

Il est temps d’être jugé.
Je ne le serais pas par la justice de cet univers, ou celle de l’autre.
Je ne peux l’être que par la Justice League.

Elle décidera, collectivement, si elle m’accepte encore ou si elle me refuse en son sein.  
Elle jugera, collectivement à nouveau, si je dois être enfermé dans la Zone Fantôme ou ailleurs ou faire pénitence différemment.

Mais, le temps de l’hypocrisie est révolu.